Premier convoi du Réseau syndical international de solidarité et de luttes à Lviv en Ukraine
Les témoignages qui suivent sont ceux des camarades de l’Union syndicale Solidaires qui ont participé au premier convoi syndical vers l’Ukraine, en avril 2022. Il s’agit d’extraits ; les versions complètes, et d’autres textes, figurent dans le livre Ukraine : Solidarité syndicale en temps de guerre, publié dans la collection Coup pour coup, aux éditions Syllepse.
Professeure des écoles, Nara Cladera est membre de la Commission exécutive de la fédération des syndicats SUD éducation et coanime l’Union locale Solidaires Comminges (Haute-Garonne), ainsi que le Réseau syndical international de solidarité et de luttes – laboursolidarity.org.
Enseignante retraitée, Hortensia Ines est militante de SUD Education et de Solidaires Pyrénées-Orientales.
Cheminot sur la région Alpes, Julien Troccaz est membre du Bureau fédéral SUD-Rail qu’il représente au Bureau national de l’Union syndicale Solidaires.
Julien Troccaz
[…] Notre délégation se rassemble au fil de l’après-midi du jeudi 28 mai, dans un hôtel de Varsovie. Nous retrouvons les camarades de la Central sindical e popular Conlutas (Brésil) qui étaient déjà sur place depuis quelques jours. Les italien·nes d’ Associazione per i Diritti del Lavoratori Cobas arrivent en milieu d’après-midi… et nous faisons connaissance, lors de la réunion de briefing, avec les autrichien·nes et le camarade lituanien de Gegužės pirmosios profesinė sąjunga. Nous nous retrouvons toutes et tous dans une salle de réunion de l’hôtel pour préparer les derniers détails du convoi et surtout écouter les recommandations de celles et ceux qui avaient déjà passé la frontière il y a quelques semaines. Nous allons nous rendre dans un pays en guerre où l’ennemi peut être de partout et devons prendre des mesures pour éviter des soupçons d’espionnage lors des nombreux contrôles qui peuvent nous attendre ; nos téléphones sont nettoyés : pas d’images ou de quelconque documents ayant un lien avec le communisme, pas de nom à consonnance russe dans le répertoire, etc. Pour passer la frontière, la délégation sera divisée en trois groupes : le premier empruntera un bus régulier entre Varsovie et Lviv, le deuxième sera dans le minibus loué par les camarades polonais et le dernier conduira la camionnette avec le matériel acheté en Pologne. Aucune solution n’est plus rassurante que l’autre ; nous espérons toutes et tous nous retrouver à Lviv et que personne ne soit bloqué à la frontière.
La délégation française, de l’Union syndicale Solidaires, fait partie du premier groupe. A la gare routière de Varsovie, nous embarquons dans un flixbus. en prenant place dans cet autocar rempli majoritairement de femmes et d’enfants qui ont décidé de retourner en Ukraine, très rapidement, nous ressentons les douleurs de la guerre. Les jouets et les doudous sont nombreux dans les rangées : il faut tenter d’occuper les enfants durant les onze heures du trajet. D’emblée, le silence s’impose. Le passage des frontières polonaises et ukrainiennes se fait au bout de deux heures. Côté polonais, l’aller est une formalité. Ce ne sera pas le cas pour le retour. Les militaires ukrainien·nes sont plus interrogatif·ves et réquisitionnent nos passeports durant plusieurs minutes. Dès les premiers kilomètres parcourus sur le sol ukrainien, nous avons la confirmation (même s’il n’y en avait pas besoin !) d’être dans un pays en train d’être envahi. Les chicanes sont nombreuses sur la route nationale qui va jusqu’à Lviv. Les accès aux villages et villes que nous traversons sont condamnés par des blocs de béton ; un seul passage subsiste, protégé par des sacs de guerre, des abris et des voitures béliers. L’entrée dans cette grande ville de l’ouest de l’Ukraine, Lviv, est contrôlée par les militaires. A un check-point, nouveau contrôle des passeports et quelques questions sur les raisons de notre venue ici. Enfin, nous atteignons la gare routière de Lviv, accolée à la gare ferroviaire.
[…] Le samedi 30 avril, nous avons apporté le matériel au sous-sol d’un immeuble dont la construction s’était interrompue. C’est l’occasion de rencontrer physiquement Vitali, Youri et Alexander, ces syndicalistes que nous n’avions vu par visioconférence ces dernières semaines, avec qui nous n’avions parlé que par Telegram. Le temps presse, des risques de pillage existent ; une chaine humaine s’auto organise pour décharger les tronçonneuses, batteries, postes à souder, sacs de couchage, la nourriture, etc. Le samedi après-midi, une salle avait été réservée pour deux heures dans la Maison de la Culture de Lviv. Les difficultés liées aux traductions de nos différentes langues étaient vite dépassées par l’émotion réciproque de se rencontrer, de symboliser notre solidarité internationale par de franches poignées de main et accolades. Très rapidement, nous rentrons dans des échanges approfondis sur la situation sociale, militaire, syndicale… mais aussi sur l’avenir de leur pays, des travailleurs et travailleuses sur place.
[…] L’ordre du jour proposé et les intervenant·es présent·es lors de la conférence syndicale du dimanche après-midi confirment très rapidement que nos camarades d’Ukraine allient défense immédiate de leur territoire et reconstruction de leur société sur des bases différentes. Nous ne nous sommes pas rendu·es dans leur pays, pour leur donner des leçons de morale ou délivrer des explications théoriques sur les conséquences de l’impérialisme. Nous sommes venu·es pour essayer de comprendre un peu mieux ce qu’ils et elles vivent, ressentent, veulent… Pour être plus efficaces dans notre solidarité !
Une image forte me revient : le témoignage d’un syndicaliste engagé au combat, qui a pris le temps de nous faire parvenir une vidéo en terminant par ce message « Congratulations on the first of may, we will be victorious together [1] ».
[…] De retour dans l’Union européenne, j’écrirais trois mots sur un réseau social : bouleversant, révoltant et déterminant. Ce sont ces trois adjectifs qui me viendront sans trop réfléchir…
Nara Cladera
[…] Au lendemain de l’agression impérialiste russe, face à la confusion dans notre camp social entretenue par une lecture campiste myope, notre priorité a été, tout d’abord, de donner la parole aux syndicalistes d’Ukraine, de Russie, de Biélorussie et de Pologne. Cette démarche a abouti à l’organisation du convoi syndical pour laquelle l’expérience de militantes et militants de Solidaires au sein de l’association Convoi syndical, active lors des guerres en Bosnie et en Tchétchénie, nous a été précieuse.
Comme à l’époque, il ne s’agit pas d’une initiative d’organisation humanitaire, ni d’une ONG, ni de commentateurs ou commentatrices de l’actualité internationale. Notre activité syndicale internationaliste assume toute sa dimension politique, à partir de la défense et des intérêts de notre classe sociale et dictée par les besoins de nos camarades d’Ukraine. Nos textes de congrès prenaient corps, ils étaient traduits en actions concrètes de solidarité de classe. En un délai très court, le projet prit forme, après quelques réunions à distance : d’abord avec Denys [2], avec Yuri [3], puis les camarades de CSP Conlutas [4] au Brésil et d’IP [5] en Pologne. Les collectes de fonds permirent de répondre à une partie des besoins matériels communiqués par le syndicat des mineurs de Kryvyï Rih, le syndicat indépendant des cheminots et les camarades de Sotsialnyi Rukh investi∙es dans les syndicats.
[…] A Lviv et en Ukraine plus globalement, les femmes conduisent les trams, les bus, font tourner le pays et pour beaucoup aussi le défendent armes à la main ; la division genrée du travail explose en mille morceaux avec la guerre. Pour la première fois, je vois la camionnette et son contenu, car les « courses » avaient été faites en Pologne, par nos camarades de l’IP et de la CSP-Conlutas. […] Son contenu est le fruit d’une première collecte de fonds faite auprès des syndicats et fédérations de Solidaires, de la solidarité ouvrière à la porte de l’usine Ford de São José dos Campos organisée par nos camarades de la CSP-Conlutas et de la participation de l’ADL Cobas. […] Leurs visages me sont familiers, au son de leurs noms je les reconnais. Il y a Yuri, Vitaly, Oleksandr [6], Anton [7]…les camarades avec qui, par écran interposé, nous avons partagé l’idée, élaboré, écouté, échangé pendant des heures sur ce projet de convoi syndical, à un rythme soutenu, avec plusieurs réunions par semaine. Les camarades qui nous avaient déjà expliqué ce que les travailleurs et travailleuses d’Ukraine vivaient, qui nous avaient tant appris, sont là devant nous. […] Alors, vient l’embrassade de Vitaly et ses mots : « Merci d’être là. Beaucoup nous ont envoyé des biens matériels, mais personne n’était venu nous voir. Vous êtes les premiers. ». Nous sommes ému∙es.
[…] Yuri, venu exprès de Kryvyï Rih, avait fait 900 km pour nous accueillir, pour nous raconter ce que les 3000 membres du syndicat des mineurs vivent depuis l’invasion russe. Il avait fait 900 km pour dénoncer la double exploitation, la double lutte à laquelle les travailleurs et travailleuses d’Ukraine sont confronté.es face à ce gouvernement néolibéral. Il avait fait 900 km parce que ses enfants sont au front, ses camarades du syndicat dans la défense territoriale. Il est là avec nous, son calme, sa voix posée, sa sérénité surprennent. Le lendemain, la salle accueillera la réunion du Premier mai, organisée en notre honneur. Le programme, très complet, nous est présenté. Puis, nous laissons les hommes rentrer à l’hôtel ; les cinq femmes de la délégation sont invitées à une réunion non mixte chez une des camarades. […] Katya [8], Victoria, Anna, Natalia, … ces très jeunes femmes, balaient toutes les problématiques féministes mises en exergue par la guerre : les femmes comme butin de guerre, les violences machistes, le viol, le droit à l’avortement, le trafics de femmes et d’enfants, les droits des travailleuses. Elles décortiquent tous ces mécanismes mais également celui de « la culpabilité de ne pas s’engager dans la lutte armée » comme celui de « la culpabilité d’être en vie » inerrant à toute situation de guerre.
Le 1er mai […] nous sommes presque une centaine […] Vitaly présente les « changements du droit du travail en temps de guerre », projet du gouvernement à l’époque, aujourd’hui devenue la loi n°5371. […] La situation catastrophique dans la région de Kherson, détaillée par Olexander, membre du syndicat indépendant des cheminots d’Ukraine, permet de comprendre ce que vit la population concrètement dans un territoire sous les frappes russes. Zakhar [9] présente « le rôle de l’annulation de la dette extérieure dans la reconstruction de l’Ukraine après la guerre ». Les camarades ne limitent pas la lutte pour l’annulation de la dette à celle de l’Ukraine mais l’inscrivent dans un combat global, pour tous les pays dont l’économie a été rendue dépendante des pays riches. Victoria décrit ensuite la situation « des personnes ayant des besoins spéciaux et des déficiences mentales pendant la guerre en Ukraine » et Stanislav, bénévole à l’hôpital psychiatrique de Pavlov, à Kiev, fait état de la situation dans ce secteur. Puis, sur les questions féministes plusieurs interventions s’enchainent : « Comment un atelier féministe fonctionne pendant la guerre? » rapporté par Kvitoslava ; Uliana, qui est spécialiste de la lutte contre la traite des personnes, présente l’initiative « Work safe » de la fondation caritative Ksena et dénonce le « risque d’être exploitée par différents groupes de population. Comment les trafiquants d’êtres humains utilisent-ils la guerre » enfin, Magda de l’IP, intervient sur « les discrimination de genre et la protection des droits des réfugiées ukrainiennes. » Ignacy de l’IP et Noah du G1PS expliquent l’impact de la guerre sur le marché du travail en Pologne et en Lituanie, ainsi que l’action des syndicats sur le sujet.
[…] C’est sur le trottoir que nous saluons fraternellement nos camarades, mais cette fois ci pour se dire au revoir. Nous repartons le lendemain matin à Varsovie. Eux et elles restent en Ukraine à Lviv, Kiiv, Kravy Rih, à la merci des bombardements russes mais avec la force de résister. Gare routière de Lviv au matin : à même la rue, les bus de ligne attendent l’heure de départ. Nous baissons les yeux en silence face aux scènes d’adieu, déchirantes de retenue, des familles qui se quittent : pères, frères, oncles, compagnons restent ; mères, sœurs, tantes, compagnes et enfants partent. Jusqu’à quand ? Pour combien de temps ? Quoi qu’il en soit, ce lundi 2 mai à 8h20, le bus Lviv–Varsovie part avec 20 minutes de retard. A défaut de savoir quand, à défaut de lendemain, une poignée de minutes de tendresse grapillée à la guerre c’est toujours ça de pris.
Hortensia Ines
[…] Nous voyons des barricades, à l’entrée de la ville, avec des drapeaux ukrainiens mais aussi un drapeau rouge et noir, ici symbole du nationalisme radical ukrainien. C’est le seul qu’on ait vu. Les rues de Lviv sont peu fréquentées mais pas totalement vides. Il y a aussi quelques personnes dans les parcs. Tout cela dans un grand silence impressionnant, comme une retenue. Les soupiraux des caves sont protégés par des sacs de sable, beaucoup de vitres sont scotchées au chatertone pour éviter les projections, les grandes portes des halls d’entrée sont fermées par des bâches.
[…] J’ai vu beaucoup de Premier mai depuis que je milite, mais je me souviendrai longtemps du Premier mai 2022 à Lviv ! Nous nous retrouvons toutes et tous dans la Maison de la Culture qui est aussi un symbole de lutte depuis le début du XXème siècle. Dès notre arrivée, nous sommes accueillis chaleureusement par les camarades ukrainien∙nes. […] Vu que nous ne pouvons pas défiler dans les rues, ces camarades ont organisé une conférence portant sur les différentes « dimensions de la guerre », où on parlera de la guerre, de ses conséquences politiques et sociales, des lois anti-sociales que subissent les travailleuses et travailleurs, de la violence faite aux femmes – de la part des Russes, mais aussi de la part de leurs conjoints- et de la dette ukrainienne. La veille, sur la terrasse de l’hôtel, nous avions préparé des banderoles internationalistes. Ce fut une journée très enrichissante avec des contacts très intéressants et des traductrices très efficaces. Un beau Premier mai !
⬛ Nara Cladera, Hortensia Ines et Julien Troccaz
[1] « Félicitations pour le Premier mai, nous serons victorieux ensemble. »
[2] Denys Gorbach est un chercheur en sciences sociales. Il vient de finir son doctorat en France, sur la politique de la classe ouvrière ukrainienne et participe au comité éditorial de la revue ukrainienne Commons.
[3]Yuri Petrovich Samoilov, président du syndicat indépendant des mineurs de Kryvyï Rih (région de Dniepropetrovsk).
[6] Oleksandr Skyba travaille au dépôt de Darnitsya ; il est un des animateurs du Syndicat indépendant des cheminots.
[7] Anton est un camarade de Sotsialnyi Rukh.
[8] Katya Gritseva, dont les dessins illustrent ce numéro.
[9] Les noms des personnes ensuite citées : Zakhar Popovych, Victoria Pigul, Stanislav Turina, Kvitoslava Kosarchyn, Uliana Ustinova, Magda Malinowska, Ignacy Juzwiak.
- Réfléchir, lutter, gagner - 31 juillet 2024
- 25 repères chronologiques - 30 juillet 2024
- Le SNJ, la déontologie au cœur - 29 juillet 2024