Brésil : comment le gouvernement PT a ouvert la porte à Bolsonaro

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En octobre 2018, le score très important de Jair Messias Bolsonaro au premier tour des élections brésiliennes fut un grand tsunami politique, social et culturel. Malgré un sursaut militant entre les deux tours, avec une puissante mobilisation des femmes, le résultat du scrutin présidentiel au second tour fut de 55,13% pour Bolsonaro (57 977 423 voix) et 44,87% pour Fernando Haddad (47 040 574 voix). Il était évident que le retour de l’extrême droite à la présidence du Brésil serait lourde de menaces pour l’ensemble du mouvement social. Nos camarades de la CSP Conlutas, qui participe avec nous à la coordination du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, l’exprimaient clairement. « Le combat ne fait que commencer. C’est l’heure de la résistance, de l’organisation et de la lutte ! »fut leur consigne. C’est avec elles et eux qu’il nous fallait démêler les racines historiques, sociales et culturelles de la montée vertigineuse de l’extrême droite au Brésil.


Herbert Claros est métallurgiste à São José dos Campos, dans l’Etat de Sao Paulo. Il est membre du Secrétariat exécutif de la CSP Conlutas, chargé des relations internationales. Professeure des écoles, Nara Cladera est membre de la Commission exécutive de la fédération des syndicats SUD éducation et coanime l’Union locale Solidaires Comminges (Haute-Garonne). Tous deux participent à la coordination du Réseau syndical international de solidarité et de luttes


Quatrième congrès national de la CSP Conlutas, novembre 2019. [CSP Conlutas]

L’Union syndicale Solidaires avait invité Herbert Claros, secrétaire aux relations internationales de la Central sindical e popular Conlutas et organisé une série de réunions publiques en France et dans d’autres pays européens [1] sur l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro qui résonne aussi ici. Nous reprenons ici une interview de Herbert effectuée à l’époque.

L’analyse de la victoire de Bolsonaro

Les résultats laissent peu de place au doute. Le triomphe de Jair Bolsonaro a été large et fort, de plus de dix points et dix millions de voix. Il a gagné dans tout le pays sauf dans le nord-est. Il a remporté une victoire écrasante dans le sud et le sud-est, avec 75% dans l’État de Santa Catarina, où la moitié de la population est d’origine allemande et autrichienne. Il avait un soutien majoritaire chez les hommes de tous âges, avec 20 points de pourcentage de plus que chez les femmes, dont les préférences étaient égales pour les deux candidats. L’ultra droite est devenue plus forte dans les villes riches et blanches, et la gauche était imbattable dans les zones noires et pauvres. Bref, un vote de classe et de couleur de peau, deux conditions qui, au Brésil, ont toujours été étroitement nouées. Si nous mettons de côté les positions élitistes et conspirationnistes, nous devons accepter le fait que les gens savaient pour qui ils votaient, qu’ils ne l’ont pas fait trompés ou soumis à des pressions. De plus, cette fois, les grands médias n’ont pas joué en faveur du candidat d’extrême droite, ils ne lui ont épargné aucune critique. Pour compléter ce bref tableau, il faut savoir que Bolsonaro avait très peu de temps dans les espaces libres de la télévision parce qu’il appartenait à un petit parti, avec presque aucune représentation parlementaire – le Parti social-libéral (PSL). Il a dû utiliser les réseaux sociaux, où il a réalisé une performance bien supérieure à celles des autres candidats. Il s’est présenté comme le candidat anti-establishment, bien qu’il ait été député pendant 27 ans. Bolsonaro a fait campagne contre le réseau de média Globo, qui est hégémonique, et contre Folha de São Paulo, qui est le journal des élites. Il s’appuie sur les réseaux sociaux et les médias évangéliques, qui sont d’extrême droite. C’est la même attitude que Donald Trump a avec les médias.


La tournée en France d’Herbert Claros, en janvier 2019, après l’élection de Bolsonaro au Brésil. [Coll. CM]

L’héritage de la dictature

Dans sa première interview après avoir été élu, Jair Bolsonaro a répété plusieurs de ses dogmes, tels que la libération de la possession d’armes et la réduction de l’âge de l’imputabilité criminelle à 14 ans. Il a déclaré la guerre aux mouvements sociaux, soulignant que les occupations des sans-terre et des sans-abri seront « qualifiées de terrorisme » et que « le politiquement correct doit être abandonné » . Les discours de Bolsonaro et de son équipe permettent de prévoir où ils mèneront le Brésil : Bolsonaro est un ancien militaire, dont le candidat à la vice-présidence est un ancien général et sa campagne était coordonnée par un groupe d’officiers de l’armée. Tous ont célébré, à plusieurs reprises, l’héritage du coup d’État de 1964 et de la dictature maintenue jusqu’en 1985, en plus de vanter comme héros ceux qui ont torturé et assassiné les résistant∙es à la dictature.

Le Brésil est le seul cas dans la région où il n’y a pas eu de « plus jamais ça », pas de procès des militaires et des civils du régime dictatorial. Le pire, c’est que pour une bonne partie de la population – en plus de la bourgeoisie bien sûr – la dictature a été un bon moment économique et a représenté le lancement du Brésil en tant que puissance régionale. La dictature a généré d’importants investissements dans les travaux d’infrastructure, une croissance économique soutenue dans les années 1960 et au début des années 1970. Dans l’imagination de nombreux brésiliens et brésiliennes ce fut une période positive, à la fois économiquement et dans l’affirmation nationale. Au militarisme et à l’ultra-néolibéralisme de l’ancien capitaine s’ajoute sa récente foi chrétienne néo-pentecôtiste, qui lui fait constamment citer la Bible et qui lui assure le soutien des églises évangéliques les plus fortes et les plus influentes du pays, telles que l’Église universelle du Royaume de Dieu.

Sa politique internationale

La première destination qui apparaît sur son agenda international est le Chili, où il sera reçu par Sebastián Piñera, puis aux Etats-Unis afin de rencontrer Donald Trump qu’il admire ; Puis Israël, pays dans lequel il a l’intention de déplacer son ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, suite aux pressions internes reçues des secteurs évangélique et pentecôtiste.

Le vote Bolsonaro est avant tout anti-PT

Le gouvernement de Lula a bénéficié des prix élevés des matières premières, du pétrole, du soja, du minerai de fer ; pourtant, il n’a fait aucune réforme structurelle ; il n’y a pas eu de réforme agraire, pas de réforme du système fiscal. Pendant la période de Lula, le secteur qui a le plus profité et qui a enregistré les bénéfices les plus élevés de son histoire a été le secteur bancaire. Il y a eu une intégration des secteurs populaires, mais par la consommation, en facilitant l’accès au crédit, ce qui dépolitise la population, et enrichit les banques. Il a renforcé le capitalisme, en facilitant l’installation de multinationales et l’extractivisme. Le gouvernement du PT, comme les autres gouvernements dits progressistes du continent, a œuvré à désamorcer les mouvements sociaux, notamment à travers du lien intrinsèque avec la CUT et le MST [2] et la cooptation de leurs dirigeants. Même si Lula et Dilma Rousseff ont donné moins de terres que le gouvernement néolibéral de Fernando Henrique Cardoso, le MST [3] a soutenu le PT et bénéficié d’un flux d’argent destiné à l’éducation, logement, etc., dans les occupations déjà existantes.

Le tournant de juin 2013

C’était le moment décisif, celui qui a façonné la conjoncture actuelle, de la chute de Dilma Rousseff à la montée de Bolsonaro. Juin 2013 a commencé par des manifestations du Free Pass Movement, contre l’augmentation des tarifs des transports urbains, qui ont réussi à mobiliser environ 10 000 personnes. La réaction de la police militaire a été, comme toujours, très brutale. Mais cette fois, la population des grandes villes a surpris tout le monde en descendant dans la rue par centaines de milliers, voire par millions. Au cours de ce mois, 20 millions de personnes ont occupé les rues de 353 villes. C’était un événement fondamental dans l’histoire récente du Brésil, qui a montré les niveaux élevés de mécontentement et de frustration sociale. Le PT n’a pas compris la mobilisation qui reposait sur l’exigence de « plus de » : plus d’inclusion, de meilleurs services sociaux, plus d’égalité, un pas de plus dans les politiques sociales qui avaient été appliquées, ce qui impliquait de toucher aux intérêts du 1% le plus riche du pays. L’ultra-droite, elle, a bien compris.  Puis vinrent les manifestations millionnaires contre le gouvernement PT, le limogeage de Dilma Rousseff et son remplacement par le vice-président qu’elle avait choisi, l’accroissement des sentiments anti-partis et contre le système politique et, enfin, la croissance imparable de Bolsonaro. La crise économique est la toile de fond de tout ce processus qui a polarisé davantage la société. Dans ce contexte a commencé la mobilisation, bien organisée, contre le gouvernement de Dilma Rousseff qui non seulement n’avait pas appliqué ses promesses électorales, mais avait multiplié les concessions aux ruralistes, aux évangélistes, au capital, etc. Si le gouvernement du PT avait mis en place des changements l’extrême droite ne serait sans doute pas arrivée au pouvoir.


Premier mai unitaire, en 2019, à Sao Paulo. [CSP Conlutas]

Aujourd’hui

Bolsonaro arrive à la fin de son mandat avec un bilan catastrophique : 650.000 décès dus à sa gestion de l’épidémie [4], un chômage en hausse, une destruction de la forêt inégalée, la violence généralisée envers les peuples originaires, les femmes, les noir∙es, les pauvres … Face à cela, la CSP Conlutas « présente un programme en défense des revendications de notre classe et [appelle] à l’union et la mobilisation des travailleurs pour garantir ces mesures ainsi que lutter contre le gouvernement de Bolsonaro, Mourão, Paulo Guedes et leurs attaques. Il y a des solutions aux problèmes qui affligent de plus en plus la classe ouvrière, surtout les plus pauvres.  Il suffit de suspendre immédiatement le paiement de la dette publique illégale aux banquiers, de taxer et de confisquer les grandes fortunes des capitalistes, d’étayer les banques et d’interdire les envois à l’étranger. Les riches doivent payer pour la crise qu’ils ont créée ».


Herbert Claros – Propos recueillis par Nara Cladera


[1] La tournée, dans le cadre du Réseau syndical international de solidarité et de luttes : Orléans, le 8 janvier – Toulouse, le 10 janvier – Marseille, le 12 janvier – Lyon, le 14 Janvier – Nîmes, le 15 janvier – Rouen, le 16 janvier – Caen, le 17 janvier – Lille, le  18 janvier – Bologna, le 19 janvier – Milano, le 20 janvier – Brest, le 22 janvier – Saint-Denis, le 23 janvier – Guyancourt, le 24 janvier – Paris, le 24 janvier – Barcelona, le 25 janvier – Madrid, le 28 janvier – Londres, les 30 et 31 janvier.

[2] La Central Única dos Trabalhadores est la principale organisation syndicale du país. Le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, créé sous ce nom en 1985,a joué un rôle extrêmement important dans la récupération de terres.

[3] Au-delà des critiques qu’on peut porter sur le ralliement du MST au parti au pouvoir sous les gouvernements PT, il faut noter qu’une répression féroce a été exercée à l’encontre de ses militantes et militants par les forces réactionnaires, avec de très nombreux assassinats. En 2016, Bolsonaro qui était alors député déclarait : « La carte de visite pour un marginal du MST, c’est une cartouche de 7.625 ».

[4] Epidémie dont il nie l’existence.

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