L’école, champ de bataille de l’offensive culturelle de l’extrême droite et des réac-publicains
Bien que les enjeux éducatifs et pédagogiques soient rarement évoqués lorsqu’il s’agit de décrypter le programme et l’idéologie de l’extrême droite, ceux-ci constituent pourtant un de ses champs d’intervention privilégié et un élément central dans sa stratégie de conquête de l’hégémonie culturelle. Depuis plus de 150 ans, avec l’avènement d’une école publique, gratuite et obligatoire pour toutes et tous, le contrôle de l’éducation est assurément une obsession historique de l’extrême droite. Tout au long de son histoire, elle a combattu sans relâche celles et ceux – pédagogues, syndicalistes, féministes, sociologues, historien·nes critiques – qui luttent pour une école du commun, populaire et égalitaire.
Grégory Chambat, pédagogue, militant Sud éducation 78, est également membre du collectif Questions de clase(s) – L’Autre école. Il est l’auteur de Apprendre à désobéir (avec Laurence Biberfeld), Editions Libertalia, 2021 ; L’Ecole des réac-publicains, Editions Libertalia, 2016 ; L’École des barricades. Vingt-cinq textes pour une autre école, Editions Libertalia, 2014 ; Pédagogie et révolution, Editions Libertalia, 2011.
Si l’école est ainsi devenue un champ de lutte, c’est parce qu’il existe deux visions de l’éducation, deux manières d’éduquer, irréconciliables : une école de la soumission et une école de l’émancipation. Le projet éducatif de l’extrême droite est indissociable de son projet politique et social. On imagine parfois qu’elle entend régner par l’ignorance ; en réalité, il s’agit avant tout de mettre l’éducation au service de sa domination et « d’un ordre nouveau ». Et ce qui compte pour elle c’est autant la redéfinition des savoirs qu’elle entend proposer que la manière dont ils seront transmis. Cette bataille autour de l’éducation et de la pédagogie s’est accélérée ces dernières années, du fait de la convergence entre les discours réactionnaires et l’offensive d’un néolibéralisme lui aussi intrinsèquement autoritaire. Cette convergence, on la retrouve à l’œuvre dans le Brésil de Bolsonaro, la Hongrie d’Orban, l’Amérique de Trump ou la Turquie d’Erdogan… Personnalités dont l’accession au pouvoir ne peut se comprendre sans se référer à leur obsession pour les questions scolaires : mise au pas et surveillance généralisée des personnels, programmes rétrogrades et réactionnaires, renforcement de la ségrégation sociale, etc.
En France, dès décembre 2017, Marine Le Pen a salué (comme une grande partie de la presse d’extrême droite, d’ailleurs) « l’engouement suscité autour de M. Blanquer, que l’on peut même qualifier de ”phénomène Blanquer”, [qui] constitue une victoire idéologique notable pour le Front national et une défaite cuisante des sociologues et des pédagogistes. » Tout cela n’a été rendu possible que par la conversion idéologique d’une frange du champ politique qui dépasse largement le cercle de l’extrême droite. Pour ces « réac-publicains », de droite mais aussi « de gauche », la supposée déliquescence de l’école (symptôme de la décadence de la civilisation en général) exige la restauration d’un ordre scolaire – et social – ancien, au nom d’une République forte, inégalitaire et autoritaire. Dans La Haine de la démocratie, ouvrage qui décrypte la déferlante néoconservatrice, Jacques Rancière insiste sur cette centralité scolaire : « c’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé. »
Une obsession historique
Longtemps, l’éducation du peuple s’est définie, en France, en fonction du projet éducatif de l’Église catholique « normaliser le comportement social par l’intériorisation d’une morale pratique aux règles simples : respecter ses parents, obéir aux maîtres, avoir des mœurs pures, fuir le mal. » (Concile de Trente, 1563). La Révolution française remet en question ce projet, si ce n’est dans les faits du moins en théorie. Mais l’instruction des pauvres reste un impératif d’ordre. À partir de 1790 l’enseignement devient une prérogative du ministère de l’intérieur avant d’être, par la suite, supervisé par le ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique. « Le grand problème des sociétés modernes, écrit le ministre Guizot en 1834 dans une lettre aux premiers directeurs des Écoles normales, c’est le gouvernement des esprits car l’ignorance rend le peuple turbulent et féroce ; l’instruction primaire universelle sera pour lui une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale » à condition de « veiller à ne pas trop étendre l’enseignement ; [d’] insister sur l’instruction morale et religieuse, fondamentale ; [de] développer l’esprit d’ordre. » Le défi est de transmettre un minimum de savoirs sans remettre en question les bases de l’organisation sociale. Ce que résume Adolphe Thiers en une formule aujourd’hui si souvent ressassée : « Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre… » avant d’en révéler les finalités réelles : « quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses. » C’est là le socle du projet éducatif des anti-Lumières et des contre-révolutionnaires.
L’école de Jules Ferry s’inscrit aussi, d’une certaine manière, dans cette logique. Dix ans après l’écrasement de la Commune de Paris, elle entend, avec l’instauration d’une instruction publique, gratuite et obligatoire, « clore l’ère des révolutions ». Mais elle s’oppose également à l’Église et à son enseignement et n’hésite pas, pour mener ce combat, à s’appuyer sur des forces plus progressistes. Dès lors, l’école publique va devenir une cible privilégiée des réactionnaires qui vont s’efforcer de la contrôler et d’en écarter celles et ceux qui, à l’école pour le peuple, opposent le projet d’une école du peuple. Dans les années 1880-1890, l’éducateur libertaire Paul Robin devient la bête noire du polémiste antisémite Édouard Drumont, l’auteur de La France juive. La co-éducation des sexes et l’internationalisme qui règnent à l’orphelinat public de Cempuis, lui sont insupportables. Il obtient, au terme d’une campagne d’une extrême violence, la révocation de Paul Robin pour « menées subversives » ! Au tournant du siècle, les « Ligues des enseignants patriotes » dénoncent les instituteurs et institutrices qui commencent à s’organiser syndicalement. Dans un contexte d’agitation nationaliste et d’antisémitisme, ces ligues déplorent une école « sans Dieu » et « sans patrie » qui prône la lutte des classes. Au même moment, de l’autre côté des Pyrénées, le pédagogue anarchiste Francisco Ferrer est exécuté, il paye de sa vie son engagement pour un enseignement critique et rationaliste.
Dans l’entre-deux-guerres, l’idée d’une « École unique », pour en finir avec le système de ségrégation scolaire et sociale de Ferry, gagne du terrain. Mais pour l’Action française de Maurras, et en particulier son cercle Fustel-de-Coulanges qui s’occupe des questions scolaires, « La démocratie, voilà l’ennemi ! »Ils ciblent en particulier l’instituteur Célestin Freinet, militant syndicaliste et pédagogue « rouge » qui s’attire les foudres de la presse monarchiste. L’Action Patriotique écrit à son sujet : « Il faut prendre la bête puante à la gorge et l’étouffer ou la forcer à s’enfuir. » Durant l’occupation, le Maréchal Pétain déroule le programme éducatif de l’extrême droite. Avant même de prendre les mesures que l’on sait contre les communistes, les francs-maçon·nes, les gens du voyage, les homosexuel·les et les Juif·ves, c’est au redressement de l’école et à la purge des instituteur·trices que le régime de Vichy consacre ses premières résolutions. Dès le 4 juillet, le gouvernement provisoire du Maréchal Pétain (l’État français n’est instauré que le 10 du mois) lance sa réforme de l’enseignement. En moins de quatre mois, les principales contre-réformes scolaires sont promulguées : suspension des conseils et comités consultatifs (loi du 12 juillet), remplacement du recrutement par concours des inspecteurs par une nomination (loi du 2 août), rétablissement de l’enseignement congréganiste (loi du 3 septembre), suppression des écoles normales d’instituteurs, ces « séminaires malfaisants de la démocratie » (loi du 18 septembre), exclusion des Juif·ves des emplois universitaires dans le cadre du statut des Juif·ves (loi du 3 octobre), dissolution des syndicats et associations professionnelles de fonctionnaires (loi du 15 octobre) et, enfin, introduction de l’enseignement des devoirs envers Dieu dans les programmes des écoles primaires (loi du 23 octobre). Suivront l’introduction de l’enseignement religieux comme option et la parité de subvention entre le public et le privé (loi du 6 janvier 1941), puis la fin de la gratuité de l’enseignement secondaire (loi et décret du 15 août 1941).
L’espoir d’une école émancipatrice renaît à la Libération, avec le plan Langevin-Wallon qui incarne l’idéal d’une éducation démocratique et égalitaire promouvant des méthodes pédagogiques actives. Jamais appliqué, il n’en demeure pas moins un épouvantail pour l’extrême droite, tout comme le Collège unique. La guerre d’Algérie est l’occasion pour les réseaux fascistes de relever la tête et, là encore, l’école est au centre de leurs préoccupations. Le 15 mars 1962, un commando de l’OAS exécute les directeurs des Centres sociaux éducatifs fondés par Germaine Tillion. En quittant Alger, les colons radicalisés n’oublieront pas non plus d’incendier la bibliothèque universitaire… Mais, à la fin des années soixante, réduite à quelques nostalgiques et groupuscules qui jouent surtout de la barre de fer dans les universités, l’extrême droite se trouve dans une impasse. Pour en sortir, un petit groupe d’intellectuels fonde le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne. S’inspirant des thèses du militant communiste italien Antonio Gramsci, ils entendent conquérir l’hégémonie culturelle et mener une bataille sémantique. Significativement, leur journal s’appelle Nouvelle école et le groupe crée également, en 1976, le « GENE » (Groupe d’étude pour la nouvelle éducation). Il entend imposer son vocabulaire – les notions d’« égalitarisme », de « démocratisme » ou de « Droit-de-l’hommisme » par exemple – dont l’institution scolaire, gangrénée par l’idéologie soixantehuitarde, serait le vecteur. À l’occasion d’un colloque suivi d’une publication, le Club de l’Horloge, déclinaison de cette Nouvelle droite, met « l’école en accusation ».
Depuis sa création, la stratégie du FN va osciller entre deux pôles : pour Jean-Marie Le Pen, il s’agit de pourfendre « la racaille enseignante » acquise au gauchisme, ces « professeurs avec des blue-jeans crasseux très largement responsables de la dégradation des notions morales et civiques dans l’enseignement et dans la jeunesse ». Pour sa fille, conseillée par un fils d’instituteur issu du chevènementisme, Florian Philippot, il convient de mener une opération séduction auprès du corps enseignant, en levant les « incompréhensions » : « Je le sais, longtemps, il y a eu un malentendu entre nous. Longtemps, nous avons donné le sentiment de vous regarder en ennemis. Longtemps, nous n’avons pas su parler, trouver les mots et comprendre à quel point vous étiez attachés à l’intérêt général. Longtemps, nous avons commis l’erreur de penser que vous étiez complices ou passifs face à la destruction de l’école. Pour l’immense majorité d’entre vous, c’était une erreur et cette époque est révolue ». » (Marine Le Pen, septembre 2011).
Un programme de rééducation nationale : « Redresser les corps, redresser les esprits pour redresser la nation. »
Les programmes que les candidats d’extrême droite ont portés à l’élection présidentielle s’inscrivent logiquement dans cet héritage et entendent poursuivre les combats du passé. Le point de départ, c’est le constat d’une décadence du système éducatif, signe d’une décadence généralisée de la société et de la civilisation. L’effondrement du niveau est dramatisé à outrance – sans pour autant pointer la responsabilité de décennies de casse du service public d’éducation –, tout comme la perte des repères et l’embrigadement systématique de la jeunesse. En 2017, le Collectif Racine du Rassemblement bleu marine évoquait ainsi « les ruines d’une école dévastée par les bons sentiments égalitaristes, au titre desquels toute sélection a été battue en brèche, jusqu’à provoquer l’abaissement général du niveau et le triomphe du médiocre […] situation imputable à près d’un demi-siècle de contre-réformes inspirées par l’idéologie permissive héritée de Mai 1968, par des théories pédagogiques aberrantes, et par les dogmes euro-mondialistes appliqués aux politiques éducatives. » Dès lors, le contre-modèle reste celui de « l’école privée [qui] a connu de grandes réussites […] et constitué une alternative efficace au système public gangrené. » (Programme Zemmour)
La responsabilité de la faillite de l’école incombe aux sociologues et aux « pédagogistes » qu’il convient donc d’écarter définitivement : « L’idéologie qui règne [dans les instituts de formation] est, selon l’équipe de campagne de Marine Le Pen, incompatible avec la neutralité des enseignants. » Pour mettre fin au laxisme, il faut commencer par remettre au pas les personnels. Le programme de Marine Le Pen en appelle au « renforcement de l’exigence de neutralité absolue des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse » et réclame « l’accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière et l’obligation de signalement des cas problématiques sous peine de sanctions à l’encontre des encadrants ». Plus direct, Éric Zemmour promet de chasser « des classes de nos enfants le pédagogisme, l’islamo-gauchisme, et l’idéologie LGBT » (Discours de Villepinte, 5 décembre)
Même exigence concernant la réécriture des programmes et des manuels « influencés par l’idéologie en histoire, géographie, langues, français ». « Dans les programmes d’histoire, précise le RN, on sent pointer le wokisme, la repentance permanente. On enseigne la décolonisation. » C’est en effet d’abord l’enseignement de l’histoire qui est au cœur de toutes les attentions, il s’agit, à rebours des avancées scientifiques et de la recherche, de prôner un roman national et d’inculquer l’amour de la patrie en célébrant les grands hommes et le patrimoine éternel. Les programmes et les pratiques pédagogiques sont placées sous le signe de la haine de l’égalité : haine de l’égalité entre les femmes et les hommes, et contre l’enseignement de la théorie du genre, mais également haine de l’égalité sociale à travers le renforcement des « fondamentaux », une sélection précoce et la fin du collège unique. Au cœur du programme Le Pen 2022, la suppression de l’éducation prioritaire – qui concerne aujourd’hui 20 % des effectifs – accusée d’instaurer « une discrimination » entre les élèves, puisque davantage de moyens sont fléchés vers les quartiers où se concentrent le plus de difficultés (et le plus d’enfants issus de l’immigration…). Autre bête noire, le Collège unique : « Le collège doit aussi être réorganisé. D’abord l’orientation doit y prendre plus de place avec un appel aux entreprises pour y participer. Surtout la sélection doit commencer dès la 5e ». Même projet chez Zemmour pour qui l’école, c’est la compétition permanente et de la sélection : « elle ne doit plus chercher à toute force à être la plus inclusive possible, mais au contraire rétablir le culte du mérite et de l’effort. » (Discours de Villepinte, 5 décembre 2021)
La stigmatisation des élèves et de leur famille est renforcée par « un signalement automatique au procureur de la République et une répression automatique des menées islamistes » à travers une logique de judiciarisation de l’ordre scolaire avec envoi devant les tribunaux des faits relevant de la politique éducative. Il s’agit de « libérer l’école de l’immigration » car ce sont les étrangers – et leurs enfants – qui constitue un obstacle au redressement de l’école. Quant aux politiques sociales, elles sont rayées d’un trait de plume : fin de la gratuité des transports et de la cantine pour les familles pauvres, suspension des allocations familiales en cas d’absentéisme. D’ailleurs, les personnels administratifs et médico-sociaux, qui participent à cet accompagnement des familles (psychologues chargées de l’orientation, secrétaires, infirmier·es et médecins scolaires, etc.) sont, elles et eux, aussi dans le viseur puisqu’il s’agit de supprimer en priorité ces postes dit « non-enseignant » et méconnus du public. Pour réaliser des économies, Marine Le Pen prévoit également des suppressions de postes administratifs et de professeurs « qui ne sont pas devant élèves » (comprendre les formateurs et formatrices mais surtout les militant·es syndicalistes déchargé·es). En effet, la réconciliation avec le corps enseignant prônée par Marine Le Pen ne concerne pas les syndicats : « il n’y a strictement rien à attendre des organisations syndicales en vue du redressement de l’École […] puisqu’elles en orchestrent le déclin. Ce nécessaire redressement n’interviendra que « par le haut », sous la condition d’un État restauré dans sa souveraineté et son indépendance, qui saura le mettre en œuvre.» (Communiqué du Collectif Racine « Les syndicats de l’éducation trahissent l’école de la République », 1er avril 2014.)
L’école des réac-publicains : une victoire idéologique des thèses de l’extrême droite
Dans le domaine éducatif comme dans tant d’autres, l’extrême droite a su imposer son agenda idéologique. La stratégie de la Nouvelle droite a pleinement fonctionné : c’est bien autour des questions scolaires que s’est distillée sa rhétorique contre l’égalité et contre les savoirs critiques. Pour expliquer comment l’école est devenue un des terrains de la bataille culturelle visant à asseoir l’hégémonie des thèses réactionnaires, il importe d’analyser la façon dont ce discours s’est « banalisé » – sans s’affadir – pour dépasser le seul cadre des officines au sein desquelles il a été forgé. C’est d’abord une bataille sémantique qui s’est jouée, comme l’explique Bruno Gollnisch, ex-candidat à la présidence du FN : « les batailles politiques sont des batailles sémantiques, celui qui impose à l’autre son vocabulaire lui impose ses valeurs, sa dialectique et l’amène sur son terrain à livrer un combat inégal. »
Le renoncement, par une certaine gauche, à l’idée d’une école de l’émancipation sociale a largement participé à cette défaite culturelle. Ce renoncement constitue, avec le ralliement à l’économie de marché et l’adhésion à l’idéologie sécuritaire, l’un des piliers de l’abandon de tout projet de transformation sociale par la gauche de gouvernement. Et l’on peut même dater ce point de bascule. En 1984, au lendemain du retrait du projet d’unification de l’enseignement sous la pression des manifs pour l’école privée, Jean-Pierre Chevènement est nommé ministre de l’éducation nationale dans le gouvernement Fabius, celui de la rigueur et de la conversion des socialistes au « modernisme » libéral. Le nouveau locataire de la rue de Grenelle a préparé son arrivée, consultant par exemple Jean-Claude Milner, auteur d’un pamphlet De l’école et inventeur du fumeux concept de « pédagogisme ». Pour le ministre, le projet est clair : « remplacer le socialisme par la République » : Marseillaise obligatoire, retour de l’éducation civique abandonnée après 68, sans oublier l’instauration des stages en entreprise dès la 3e ! La lutte contre les inégalités cède la place à l’exaltation des valeurs normatives : la loi, l’autorité, la hiérarchie et la liberté économique… c’est, selon Bruno Théret, « la consécration républicaine du néo-libéralisme ». Tout un programme résumé dans le titre du livre que Jean-Pierre Chevènement publie en 1985 : Apprendre pour entreprendre. Et, au terme de son passage au ministère, il déclare qu’« il faut faire pour l’économie, l’emploi […] ce qu’il a fait dans l’éducation. »
Le modèle exalté, c’est l’école d’antan dont on célèbre l’autorité, le goût de l’effort et – dans un total contresens historique – la méritocratie… Pour le faire advenir, il faut écarter toute parole critique : celle de sociologues et leur « culture de l’excuse », des historien·nes de l’éducation qui battent en brèche les fantasmes sur l’École de la IIIe république, les pédagogues (« pédagogos », « pédabobos », etc.) qui défendent une pédagogie émancipatrice. Inlassablement martelé, ce discours est devenu aujourd’hui hégémonique, c’est-à-dire qu’il apparaît comme une évidence qui n’a pas (plus) à être discutée.
Une partie des auteurs de ces pamphlets « antipédagogistes » sont issus de la gauche. Pour certains, ils ont aujourd’hui acté leur ralliement à la droite conservatrice dure (Jean-Paul Brighelli, l’auteur de La Fabrique du crétin a été conseiller éducation du parti de Dupont-Aignan, Debout la France, et déclare se reconnaître à « 80 % dans les idées du FN sur l’école »).
Tous ces « antipédagogistes » ne sont cependant des ralliés au RN, loin de là. Mais il convient, sans amalgame, de s’interroger sur la continuité idéologique d’un projet éducatif autoritaire et le projet social qui le sous-tend. Peut-on éduquer à la liberté, à l’égalité, à la démocratie ou encore à la coopération et au collectif par la soumission, la sélection, l’autorité et la compétition permanente ?
Pour conclure
Si l’école est aujourd’hui la cible des droites extrêmes (pas une intervention médiatique de Zemmour sans référence à l’école de l’idéologie anti-raciste et LGBT) et un espace d’expérimentation pour les ultra-libéraux (les écoles hors contrat Espérance banlieues, par exemple), l’institution n’est hélas pas à l’abri de la révolution conservatrice. Sommée d’inculquer les « valeurs de la République » devenues « indiscutables » et de transmettre l’amour de la patrie, elle se soumet, sur fond de restrictions budgétaires, à l’adaptation à un libéralisme et à un management de plus en plus autoritaire, dans ses finalités comme dans ses méthodes. Elle n’hésite pas non plus à réprimer pédagogues et syndicalistes, comme nos six collègues de l’école Pasteur de Saint-Denis.
La lutte contre l’extrême droite et les réac-publicains est donc aussi un combat pédagogique. La vague conservatrice qui nous submerge actuellement ne semble guère trop rencontrer de résistance.
Remonter aux racines des discours déclinistes sur l’école permet de souligner la continuité et la cohérence entre le projet éducatif revendiqué et le projet social qui l’inspire… C’est l’objectif des stages syndicaux autour de ces questions : ne pas négliger l’enjeu éducatif et l’inscrire dans notre combat antifasciste et dans nos luttes sociales et syndicales. Mais surtout, nous ne devons pas laisser aux réac-publicains le monopole de la contestation de l’école telle qu’elle est déjà, c’est-à-dire par trop autoritaire, inégalitaire et traditionaliste. Le succès de leur discours tient aussi à la dépolitisation des mouvements pédagogiques. Il nous faut retrouver le chemin d’une pédagogie critique et sociale, non pas au service des « gestionnaires » du système, mais de l’émancipation des dominé·es : l’éducation ne transforme pas le monde, elle peut en revanche armer celles et ceux qui le transformeront. Si le mouvement syndical et plus largement le mouvement social (féministe, écologiste, antifasciste, anticapitaliste) ne se resaisit pas des enjeux éducatifs et pédagogiques dans une perspective d’éducation populaire – c’est-à-dire en dépassant la légitime et nécessaire mais non suffisante revendication « plus de moyens pour l’école » – nous resterons dans une logique défensive. Aujourd’hui, il convient d’impulser des rencontres entre les militant·es de l’éducation et les militant·es d’autres secteurs, de forger des alliances avec les familles, la jeunesse, de placer à l’ordre du jour des rencontres du type Universités des mouvements sociaux, la priorité et la centralité de la question d’une éducation et d’une pédagogie de l’émancipation sociale, au même titre que l’anticapitalisme, l’écologie, la lutte antiraciste, féministe et contre toutes les discriminations et dominations.
Grégory Chambat