Démocratie et processus
Les abstentions lors des récentes élections disent combien le système dit de « démocratie représentative » rend insatisfait, pour ne pas dire amer. Or, comme tout grief, la critique même sévère ne conduit pas automatiquement à une solution alternative. On parle beaucoup d’aspiration à la démocratie et la multiplicité des expérimentations, depuis les entreprises mises en coopératives jusqu’aux villages en quête d’une démocratie locale alternative, signale une recherche active. Malheureusement, elles restent enfermées dans de petits cercles, où l’on est sûr de ne pas se laisser déposséder par des « représentants » qui sont hors de portée et deviennent indépendants des citoyens et citoyennes. En même temps, il faut penser que ces expérimentations locales ne sont pas statiques. Chaque avancée et chaque difficulté conduisent à vouloir dépasser des limites antérieures. Il ne s’agira donc pas ici d’une pétition de principe mais d’affronter le passage à l’acte.
Pierre Zarka a été secrétaire général de l’Union des étudiants communistes (UEC) de 1971 à 1973, avant d’être celui du Mouvement de la jeunesse communiste de France de 1979 à 1984. Directeur de L’Humanité, de 1994 à 2000, il quitte le PCF en 2009. Cofondateur de l’Observatoire du mouvement de la société (OMOS), il est un des animateurs de l’Association des communistes unitaires (ACU *), membre d’Ensemble ! Il participe au comité de rédaction de Cerises la coopérative **. *www.communistesunitaires.net ** www.ceriseslacooperative.info
Je commencerai donc par une expérience concrète d’un village de 400 habitants et habitantes, Mancey, en Saône et Loire. Nous avons créé, il y a maintenant 5 ans, un Conseil d’Habitants. Aujourd’hui, j’y reviendrai, il met en mouvement (de manière diversifiée et inégale) 200 habitant∙es sur 330 personnes inscrites sur les listes électorales et 134 votes exprimés aux départementales. L’élargissement numérique des participants et participantes nous a fait passer de la notion de « Conseil » qui pouvait apparaître comme un lieu fermé à celle d’Assemblée où vient qui veut quand il ou elle veut. Une coordination entre deux séances est nécessaire. Mais nous sommes parti∙es du principe que dès que l’on se structure, on est menacé d’un danger d’ossification. Donc, pas de « conseil des sages », une coordination renouvelée tous les ans par tiers et des animateurs, animatrices et secrétaire renouvelé∙es à chaque séance. Il s’agit de donner la parole à tous et toutes, débattre et construire en liaison avec les élu∙es des projets pour Mancey, dans l’intérêt commun, dire ce que l’on attend de la Commune, être habitant∙es et Commune ensemble, plus fort∙es pour se faire entendre y compris au-delà du périmètre de la commune : communauté de communes, entreprises, département, région, Etat. Il s’agit aussi de consolider les liens entre les habitant∙es et développer l’esprit d’entraide.
C’est un exercice nouveau de la démocratie. Cette assemblée n’est ni une commission municipale limitée à une simple fonction de consultation, ni une association de plus. Elle est indépendante de tout pouvoir institutionnel et exerce une activité délibérative. Elle se veut en dehors de toute appartenance et de tout clivage. Les élu∙es y sont non seulement bienvenu∙es mais sont des participant∙es actifs et actives comme tous les autres habitant∙es. Même si ce type d’initiative n’est pas reconnu par la loi, en tenant compte de ces réunions, ils et elles peuvent, dans leurs délibérations officielles, rendre légal ce qui ne l’est pas. L’Assemblée des Habitants a, de fait, la prétention de devenir le vrai Conseil municipal. Ainsi les habitant∙es ne sont plus à l’extérieur du lieu de décision mais y participent en précisant à chaque fois avec leurs élu∙es ce que peut être l’action de notre village. C’est le moyen de souder encore d’avantage les habitant∙es entre eux/elles et avec leur commune.
Du global au local
Tous les participant∙es ne mettent pas la même vision dans cet exercice. Cette initiative est partie, non pas d’abord d’un désir explicite d’une majorité d’habitant∙es, mais d’une initiative politique à laquelle participaient une dizaine de personnes, qui faisaient le bilan du système représentatif pour en conclure que nous étions citoyen∙nes le temps passé dans un isoloir pour désigner à qui nous voulons obéir ensuite. Si, j’y reviendrai, l’expérimentation locale est décisive pour rassembler et construire, la chronologie ne suit pas 1) l’agir et 2) le penser ; même si l’agir permet d’approfondir le penser. Autant, il ne s’agit pas d’avoir la prétention de diriger, en jouant le rôle d’une avant-garde éclairée auprès d’ignorant∙es, autant il est décisif de servir de force d’impulsion et de proposition. Savoir proposer une initiative participe de la construction d’une démarche autogestionnaire. Cela suppose que certaines personnes aient en tête, non pas un programme achevé mais un cap, une orientation vers une conception et que cela dessine une intention qui serve de critères que l’on cherche à faire partager.
Ensuite vient le passage à la réalité. Il est clair qu’entre celles et ceux (9 personnes) qui ont proposé cette initiative et tous les autres, tout le monde n’a ni la même vision ni la même attente. Il y a, je l’ai signalé, celles et ceux pour lesquels il s’agit d’une conception globale de la démocratie, celles et ceux pour lesquels il s’agit de prendre à bras le corps le devenir de leur village, celles et ceux pour lesquels il s’agit de transmettre leurs souhaits à la Mairie. Mais comme nous le verrons, la réalité des vœux et des obstacles va conduire à une vision plus partagée de ce que doit devenir l’exercice concret de la démocratie.Nous avons commencé par partir du principe qu’ensemble nous allions explorer une méthode au fil des enjeux que nous définirions ensemble. De l’entretien de la voirie au refus des compteurs Linky, en passant par le rejet de la transformation de terres agricoles en hypermarché, nous avons à chaque fois été confronté∙es 1) à définir de quoi nous parlions 2) à rechercher les formes les plus efficaces pour imposer ce que nous voulions. La revendication du droit au tâtonnement, à l’expérimentation, l’usage, dans ce cadre, du désaccord comme moyen de recherche, ont progressivement donné corps à cette démarche et ont soudé des gens qui parfois s’ignoraient depuis des décennies pour ne pas dire plus.
Tout cela a conduit à la fois à des conclusions positives et/mais aussi à un sentiment que le périmètre recouvert par les seuls habitant∙es du village pourrait être suffisant pour répondre à nos besoins. Et ce, d’autant que les réticences de l’ancienne municipalité ont été surmontées et ont débouché sur une nouvelle équipe municipale. Chaque année, nous faisons notre bilan pour voir ce qui marche et ce qu’il est nécessaire d’améliorer ou de changer. Or, aujourd’hui, nous arrivons à ce que j’appellerai un point dur.
Les bases d’un processus
Alors que le nombre d’habitant∙es est en croissance, la crainte de voir le village devenir un village-dortoir puis un village-cimetière, pour reprendre l’expression d’un habitant, avec le départ des jeunes qui n’y trouveraient rien pour eux, a conduit à considérer que le village avait besoin d’activités économiques, notamment artisanales, de lieux de rencontres, de pratiques culturelles, d’un lieu de ravitaillement circuit-court, d’assurer une transition énergétique avec le photovoltaïque, de permettre aux plus âgé∙es d’éviter l’EPAHD. 200 personnes ont donc participé de manières variables à l’élaboration de plusieurs projets, dont le contenu ainsi que la démarche citoyenne ont valu à Mancey d’être désigné par la Région « village du futur ». Et là, de nouveaux problèmes surgissent élargissant l’horizon des réflexions. L’Etat a ramené à rien les dotations qu’il versait il y a trente ans et la Communauté de communes, qui a récupéré les principales compétences communales, refuse d’inscrire dans le Plan d’urbanisme intercommunal (PLUI) une partie des terrains destinés à réaliser des projets partagés, nous opposant une réglementation d’une rigidité telle que rien n’est possible. Quand on y regarde de près on mesure qu’en fait, la Communauté de communes n’a d’autres pouvoirs que de transmettre ce qu’un cabinet conseil privé envoyé par l’État a décidé. Ces cabinets ont un pouvoir exorbitant, pesant sur la Communauté de communes, annulant « d’en haut » des demandes transmises par la Mairie. Cet épisode dépassait les limites de nos débats antérieurs. Nous en sommes à parler de la politique publique et des responsabilités de l’État (quelles que soient les options politiques initiales des un∙es et des autres).
Comme les habitant∙es d’un grand nombre de villages ruraux, nous subissons une mise à l’écart des décisions qui nous concernent. Cette mise à l’écart des citoyens et citoyennes ne peut continuer. L’Assemblée des Habitants décide d’alerter les habitant∙es de tous les villages dans la même situation ainsi que leurs élu∙es de proximité, dont le rôle se limite désormais à transmettre à leurs administré∙es des décisions prises sans eux et elles et au-dessus d’eux et elles. Il y a urgence à alerter pour refuser cette atteinte à la vie démocratique. Il est temps que l’opinion publique se fasse entendre. Ce qui nous a conduit à organiser une conférence de presse, largement reprise et qui fait évènement. Au point que le sous-préfet fera, un mois après, le déplacement jusqu’à Mancey.
Passer d’un bilan à une tentative de réflexion d’une portée plus large me paraît être un verrou de l’actualité. C’est le moment d’aborder la notion de processus : de s’appuyer sur ce qui mûrit et de commencer à investir le « pas encore là ». Interroger où ça bloque conduit très vite aux responsabilités de l’Etat : bureaucratie ou politique de pénurie ? En tous cas, le blocage vient d’une autorité rigide. C’est ce qu’après débat, l’ensemble de l’Assemblée des Habitants a conclu. D’où la nécessité de ne pas rester seul∙es face à ce défaut de démocratie et d’encourager d’autres communes confrontées aux mêmes enjeux à établir des formes d’activités citoyennes. On n’en est pas encore à la notion de système mais on ne veut déjà plus être un cas à part. Et donc, que faire si ce n’est d’alerter l’opinion publique ? D’où le contenu de la conférence de presse dénonçant le pouvoir exorbitant pesant sur les Communautés de communes, réduisant le rôle des élu∙es de proximité à devenir le réceptacle du mécontentement des habitant∙es. D’administrateurs, administratrices, ils et elles deviennent les fusibles de l’Etat. Cette conférence de presse a fait écho à d’autres initiatives dans d’autres communes et (involontairement) avec un thème du Congrès des maires de France (pourtant peu porté sur l’action révolutionnaire). Toujours est-il que le sous-préfet a réagi : 1) il se déplace dans un village de 400 personnes pour rencontrer deux heures durant une délégation non seulement d’élu∙es mais d’une dizaine de participant∙es au Conseil d’Habitant∙es et annonce qu’il considère ce dernier comme un interlocuteur des représentants de l’Etat et qu’il propose qu’il s’associe aux services de la préfecture pour trouver des solutions. Si nous ne sommes pas crédules et ne savons pas encore sur quoi cela va déboucher, les habitant∙es ne sont plus des quémandeurs mais se considèrent, sinon sur un pied d’égalité, du moins comme interlocuteurs et interlocutrices avec lesquels il faut compter. Ils et elles mesurent qu’un rapport de force (le terme n’est utilisé que par une minorité) s’ouvre sur un travail pour voir comment concrètement, par décret préfectoral conçu ensemble, on peut lever les blocages. Progressivement la dichotomie « concret local » et « politique » commence à s’estomper. Reste encore inabordé : Où trouver l’argent ? Mais en parlant de la pandémie, on commence à murmurer que les dividendes versés aux actionnaires du CAC 40 sont indécents. Dernier mot sur la notion de processus : en rencontrant des villageois∙es d’autres communes tenté∙es par notre expérience, nous nous sommes rendu∙es compte que là où nous en étions avait tendance à leur faire penser que chez eux les conditions n’étaient pas mûres. Ils et elles oublient que nous avons mis 5 ans pour en arriver là. J’ouvre une parenthèse : d’une manière plus générale, j’ai tendance à penser que de ne pas explorer ce que processus veut dire conduit, au nom du réalisme, à en rabattre. Je ne suis pas sûr que cela ne concerne pas aussi le syndicalisme et la politique.
A la croisée des chemins
Revenons à notre objet. Bien sûr, les différences liées aux attaches politiques de chacun∙e continuent d’exister. On ne peut pas dire qu’elles ne transparaissent jamais dans les débats mais, outre qu’elles ne constituent pas un a priori de départ, la crise de la vie politique « aidant », la recherche de l’efficacité pour réussir à définir et à réaliser les projets fait que ces différences ne sont pas des barrières entre participant∙es. Les principales crispations viennent d’habitant∙es qui ne participent pas aux assemblées ni à leurs suites et considèrent que seul∙es les élu∙es sont en situation de gérer la commune et que l’Assemblée des Habitants asservit la Mairie, ce à quoi le nouveau maire répond que c’est vrai et que c’est cela la démocratie. Nous n’en sommes pas encore à poser la question en termes de changement de société. Mais ce qui peut en faire partie prend un contour plus concret et, encore une fois, chaque pas en avant, chaque obstacle rencontré conduit à interroger l’espace que nous avons laissé sans réponse et que c’est cet espace qu’il faut chercher à définir et à combler.
Dommage qu’aucune force politique ayant pignon sur rue ne cherche à faire de cette quête un thème collectif, une manière de socialiser autour d’un agir politique tourné vers la définition collective d’un devenir. Encore une fois, il ne s’agit pas de proposer un programme conçu en dehors des intéressé∙es (la notion d’offre politique tient davantage du registre de la consommation que de la citoyenneté) mais, en s’appuyant sur ce qui est exprimé à travers des comportements, interroger comment avancer vers des solutions et des actes qui transforment celles et ceux qui les font en force de « pouvoir-faire ».
Pierre Zarka