Retour sur la grève du nettoyage à Jussieu
En septembre 2021, les 130 agents de nettoyage du campus universitaire de Jussieu à Paris se sont mis en grève contre leur employeur, l’entreprise sous-traitante Arc-en-Ciel. Après 8 jours d’une grève suivie quasiment à 100 %, ils et elles ont obtenu satisfaction sur la majeure partie de leurs revendications, portant notamment sur l’organisation et les conditions de travail et le paiement des heures supplémentaires. Les militants et militantes de la section locale de SUD Éducation ont soutenu activement la grève, et donnent ici leur récit et leur analyse. La très grande majorité des salarié∙es étant des femmes, la suite du texte est entièrement féminisée.
Cette contribution est rédigée collectivement par les militantes et militants de la section SUD Éducation de la faculté de Paris Jussieu.
LE NETTOYAGE A JUSSIEU : DES LUTTES RÉCURRENTES
Le campus Pierre et Marie Curie (PMC, anciennement « Jussieu ») est un ensemble de bâtiments datant des années 1960, situé en bord de Seine dans le 5ème arrondissement de Paris. Le corps principal est composé d’une quarantaine de bâtiments de cinq étages sur pilotis, et d’une monumentale tour centrale de 24 étages, qui abrite les principaux services administratifs et, au sommet, la présidence de l’université. Le campus est également délimité par deux longues barres de cinq étages, donnant sur la Seine et sur le Jardin des Plantes. L’ensemble, d’environ 120.000 m², appartient aujourd’hui à Sorbonne Université, l’établissement issu en 2018 de la fusion entre l’Université Pierre et Marie Curie Paris-6 (sciences et médecine) et l’Université Paris-Sorbonne Paris-4 (sciences humaines, lettres, langues). Le campus accueille environ 22.000 étudiant.es, 3.000 enseignant.es-chercheurs.es et personnels administratifs, ainsi que les membres des laboratoires de recherche employés par des instituts de recherche (CNRS, INRIA, etc.).
Auparavant, le nettoyage des locaux du campus PMC était assuré par des agents de l’université, avec statut de fonctionnaires. Mais depuis environ 15 ans, la quasi-totalité du nettoyage est passée sous le régime de la sous-traitance : l’administration de l’université définit un marché pour plusieurs années avec un cahier des charges du nettoyage, elle ouvre un appel d’offres, puis passe un contrat avec l’une des entreprises prestataires ayant répondu. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, ce marché est passé entre les mains des entreprises privées Derichebourg, Labrenne, puis Arc-en-Ciel. Au gré des changements d’entreprise prestataire, les salariées du nettoyage, environ 130 agents, chefs d’équipe compris, restent pour beaucoup les mêmes, et ne font que changer d’employeur. Ce passage à la sous-traitance ne s’est pas fait sans résistance, et, depuis lors, les actions des agents du nettoyage pour défendre leurs droits ressurgissent périodiquement. Lors d’une précédente action, la grève s’était prolongée jusqu’à la réintégration de salariées licenciées. Plus récemment, une salariée, qui n’avait pas reçu de formation spécifique, a été exposée à des produits radioactifs issus d’un laboratoire, ce qui a donné lieu à une intervention du CHSCT.
L’entreprise Arc-en-Ciel, qui a repris le marché du nettoyage en février 2021, a fait preuve d’un mépris encore plus grand que ses prédécesseurs pour le respect des garanties minimales du droit du travail. En septembre 2021, les principaux points pour lesquels la grève a éclaté sont les suivants. D’abord, de nombreuses salariées ont accumulé des heures supplémentaires non payées ou non majorées, et ont constaté un écart entre les horaires indiqués sur leur contrat de travail et ceux qu’elles effectuaient. La faible compréhension du français oral ou écrit de certaines salariées a permis à Arc En Ciel de leur faire signer des contrats de CDD antidatés en lieu et place de leurs CDI, afin de mettre fin à leur travail, rajoutant une dimension raciste au sexisme du système de discriminations. D’autre part, l’entreprise n’ayant pas renouvelé une trentaine de CDD arrivant à échéance au printemps, la charge de travail pesant sur le reste des salariées s’est accrue brutalement, notamment lors du nettoyage d’été précédant la rentrée. Outre le comportement irrespectueux du nouveau responsable d’exploitation du site, un point de tension supplémentaire a été l’annonce par la direction de l’entreprise d’un fractionnement des journées de travail. Alors que celles-ci étaient jusqu’alors réparties sur l’un des créneaux 6h-13h ou 13h-20h, la direction souhaitait introduire un fonctionnement où chaque agent pourrait travailler, par exemple, quatre heures dans la matinée, puis trois heures l’après-midi, avec un creux non payé entre les deux. Suite à ces annonces, les salariées ont cessé le travail le mardi 14septembre, et réclamé immédiatement des négociations. Ce mouvement de grève fut préparé et animé principalement par les syndicats CGT du campus, et soutenu par des organisations de personnels et d’étudiant∙es, avec notamment une grande implication de SUD Éducation et Solidaires Étudiant∙e∙s.
UNE JOURNÉE AVEC LES GRÉVISTES
Chaque jour de grève commence par le rassemblement du piquet de grève à 6h du matin – c’est l’heure où les salariées du matin commencent habituellement le travail. Les grévistes et leurs soutiens se retrouvent sur le parvis, et après un point rapide de situation, la poursuite de la grève est mise au vote. On monte ensuite prendre un café au local syndical, puis vers 8h le piquet s’installe à l’entrée du campus, avec banderoles, tracts, pancartes, drapeaux, table de pétition, boîtes en carton pour la caisse de grève, mégaphones. Cet arsenal est complété par des percussions de toutes sortes : bidons, boîtes de conserve, bouteilles, cymbales, derbouka… tout ce qui peut servir pour rythmer les slogans : « Arc-en-Ciel esclavagiste, la fac complice ! », « Arc-en-ciel, négociez ou dégagez », etc.Certaines fois, s’improvise une danse en ronde autour du piquet, ce qui complète une ambiance de lutte vraiment joyeuse, malgré la colère, la fatigue, les doutes. Chaque jour ce piquet a reçu de nombreux dons d’argent, signatures de pétition, et encouragements de la part des personnels et étudiant∙es.
Puis commence une déambulation sonore sur le parvis, profitant de la caisse de résonance « naturelle » offerte par la configuration des bâtiments sur pilotis. En cette semaine de rentrée, différentes opportunités se présentent pour rendre encore plus visible la lutte auprès des personnels, des étudiant∙es, des visiteurs du campus, et de la clique présidentielle de l’université : événement « Welcome week » pour la rentrée des associations étudiantes, colloque de la Société française de physique, réunion du Comité technique, etc. On entre également dans les amphis, interrompant les cours pendant quelques minutes pour s’adresser aux étudiant∙es et leur expliquer les raisons de la grève : sauf rares exceptions, ces interventions sont très bien accueillies, souvent avec des applaudissements des étudiant∙es. Vers midi, on retourne déjeuner au local syndical (repas offerts par la CGT), puis les salariées de l’après-midi arrivent à 13h, discutent de la grève, votent à leur tour, et prennent le relais pour le piquet et la déambulation jusqu’en fin d’après-midi.
En plus des piquets et déambulations dans le campus, un rassemblement de soutien a eu lieu sur le campus au sixième jour de la grève, avec environ 200 personnes, et les interventions de responsables politiques et de militants syndicaux, sous le regard des journalistes présents. Une manifestation devant le siège de l’entreprise, à Champigny-sur-Marne (94), était prévue pour le dixième jour de grève, mais elle a été annulée car la grève avait cessé entretemps. Ces temps forts avaient pour objectifs : (1) de faire connaître publiquement la grève au-delà de l’université, notamment par une couverture médiatique ; (2) d’aider les grévistes à tenir, en leur proposant des perspectives d’action variées ; (3) de maintenir le rapport de force, en faisant savoir à la direction de l’entreprise que les grévistes projetaient leurs actions dans la durée, et donc qu’elles étaient prêtes à continuer la grève.
LES NÉGOCIATIONS
Les grévistes étant salariées de l’entreprise Arc-en-Ciel, c’est à la direction de celle-ci qu’elles ont adressé leurs revendications. Cependant, l’administration de l’université, en tant que « donneuse d’ordre », a aussi été interpellée, pour l’informer des griefs des grévistes, et l’inviter à faire respecter par Arc-en-ciel certaines garanties du droit du travail. La pratique du « dialogue social » par l’entreprise Arc-en-Ciel s’est avérée révoltante et déconcertante, au point que l’administration universitaire, qui cherchait à jouer un rôle de médiatrice, a fini par ne plus s’y retrouver…
En effet, au deuxième jour de grève, la direction de l’entreprise Arc-en-ciel est venue sur le campus, accompagnée de délégués du personnel, pour négocier avec les grévistes. Après discussion, un accord a été trouvé pour mettre fin à la grève… mais la direction a refusé de le mettre par écrit ! Sur l’insistance des grévistes, elle a fini par fournir un document par lequel elle s’engageait à respecter « ce qui avait été convenu lors de la réunion », sans préciser les points de l’accord ! Ainsi, la grève s’est poursuivie. Par la suite, la direction de l’entreprise ne s’est plus jamais rendue sur le campus : elle envoyait les délégués du personnel, membres de « syndicats jaunes » (affiliés à des centrales syndicales, mais inféodés à la direction de l’entreprise), jouer le rôle de ses fondés de pouvoir pour négocier en son nom ! Ces délégués (tous des hommes) n’avaient pris aucune part dans la préparation et l’organisation de la grève. Pire, ils s’immisçaient dans les assemblées de grève, attisant volontairement les tensions, et cherchant à convaincre les grévistes d’abandonner leurs revendications et d’accepter les propositions de la direction. Malgré leur absence de participation dans la grève, ces délégués étaient écoutés par certaines salariées, en raison d’un fonctionnement clientéliste par lequel un délégué peut octroyer quelques avantages individuels (horaires, charge de travail) à une salariée… parfois en échange d’argent. Ces délégués n’ont eu de cesse de s’imposer comme les seuls « interlocuteurs » vis-à-vis de la direction. De son côté, la direction d’Arc-en-Ciel a usé de diverses manœuvres pour repousser les négociations et mener la grève à l’épuisement. Elle a agi ainsi jusqu’au bout, en présentant un document de protocole d’accord avec une date erronée sur le point conditionnant le paiement des jours de grève, et non tamponné du cachet de l’entreprise… ce qui a provoqué la colère des grévistes, et ainsi prolongé la grève d’une journée.
Mais ces obstacles ont été surmontés, et après huit jours de grève, les salariées ont obtenu l’engagement d’Arc-en-Ciel sur les points suivants :
- pas de fractionnement des journées de travail
- non-application de la clause de mobilité (inscrite sur les contrats de travail, cette clause permettait à la direction de muter les agents sur toute la région parisienne, au gré de ses besoins)
- aucun licenciement
- remplacement des absences
- paiement des sommes dues pour les heures travaillées et non payées, notamment les heures supplémentaires
- régularisation des contrats de travail
- fourniture de produits d’entretien non allergisants
- départ du responsable d’exploitation du site, au comportement irrespectueux envers les agents
- paiement de 50 % des jours de grève
La grève a ainsi été victorieuse, et grâce à la caisse de grève, les grévistes ont pu être indemnisées entièrement, et n’ont pas perdu de salaire suite à leur action !
LA SOUS-TRAITANCE EN QUESTION
Comme on l’a vu lors de cette grève, la fonction principale du recours à des entreprises sous-traitantes, dont la mise en concurrence favorise toujours le moins-disant, n’est pas d’améliorer la qualité du service rendu mais de réduire les coûts pour le compte du « donneur d’ordres » (l’université), en pressant les salariées au maximum, au besoin par des méthodes illégales. Au passage, la sous-traitance crée des angles morts, en déresponsabilisant l’université vis-à-vis des conditions de travail de certaines catégories de personnes qui travaillent pourtant sur ses campus.
UNE GRÈVE « VERROUILLÉE » PAR LA CGT
Comme nous l’avons indiqué plus haut, ce sont les syndicats CGT de Sorbonne Université (FERC Sup et SNTRS [1]) qui ont préparé et animé ce mouvement de grève. Cela a notamment consisté à rencontrer les salariées régulièrement en amont de la grève, préparer les dossiers individuels pour les problèmes de contrat, d’horaires, de paiement d’heures supplémentaires, etc., ce qui représente un volume de travail syndical très important, et mobilise des réseaux militants au-delà de l’université. Ce travail a bénéficié d’un soutien conséquent du collectif nettoyage de l’union départementale CGT Paris. Animer et soutenir une grève, avec une base syndicale quasiment inexistante, et avec des salariées aux conditions économiques très précaires, est une tâche très difficile et délicate, et il ne s’agit pas ici de juger si la CGT a « bien fait le boulot » ou non. Cependant, il est important de tirer les conséquences d’un fait : lors de cette grève, la CGT a persisté à agir seule et garder le contrôle du mouvement, sans réellement essayer d’associer les autres organisations dans une démarche unitaire.
Il faut d’abord noter que la CGT préparait cette grève depuis quelques semaines, dans le plus grand secret. On ne peut que regretter d’avoir dû cantonner notre participation à des aspects essentiellement logistiques, faute d’avoir pu anticiper le mouvement. Dans ce contexte, nous les militant∙es de SUD Education sur le campus Jussieu, avons fait de notre mieux pour soutenir et encourager les grévistes, principalement par les moyens suivants :
- en étant les plus présent∙es possibles sur le piquet et aux assemblées de grève ;
- en utilisant nos moyens de communication (tracts, publipostages, listes mail militantes, contacts avec les médias) pour faire connaître la grève et ses motivations ;
- en intervenant auprès de l’administration de l’université pour peser dans le rapport de forces ;
- en proposant des actions diversifiées (fabrication de pancartes, organisation d’une manifestation) et en y apportant une aide concrète.
Les forces militantes sur le campus ne sont pas très nombreuses (y compris pour la CGT, qui est pourtant le syndicat majoritaire d’opposition) ; dans ces conditions, ne pas former un comité unitaire de soutien revient à se priver de rassembler efficacement le peu de forces disponibles. De plus, l’absence de structures clairement définies (comité de grève, comité de soutien) a eu plusieurs conséquences négatives. D’abord, cela a laissé beaucoup trop de place aux perturbations des syndicats jaunes, qui ont pu intervenir dans les réunions de grève et monopoliser l’attention. Ensuite, ce flou n’a pas favorisé l’appropriation de pratiques démocratiques par les salariées (prises de responsabilités sur mandat de l’AG, élection des membres de la délégation, etc.), ni la formation de liens de solidarité durables entre elles. Enfin, cela n’a pas encouragé le renforcement et l’évolution des revendications : on peut remarquer que celles-ci portaient sur le respect élémentaire du droit du travail, alors qu’elles auraient pu avancer, au cours du mouvement, vers des positions plus offensives, comme des augmentations de salaire, la réintégration des collègues en CDD non-renouvelées, ou la possibilité d’être intégrées au personnel de l’université sans perte de salaire, par exemple.
En conclusion, malgré les réserves émises ci-dessus, notre action de soutien auprès des grévistes a été un moment fort, enthousiasmant, et riche d’enseignements pour les luttes à venir. Bien évidemment, rien n’est jamais acquis définitivement ; plusieurs mois après la grève, la direction a relancé la répression : deux licenciements, une mise à pied. La lutte et la solidarité continuent !
SUD Éducation Paris Jussieu
[1] FERC Sup : syndicats CGT relevant des champs d’enseignement supérieur et de recherche. SNTRS-CGT : Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique.