2006 : victoire contre le CPE
Printemps 2006 : un mouvement social fort, entrainé par les étudiant∙es et les lycéen∙nes, obtient la suppression du Contrat première embauche, alors même que la loi le créant avait été voté et promulgué. C’est un coût d’arrêt à la spirale de la précarisation ; c’est une victoire de « la rue », contre « la loi ». Avec Universités sous tension. Retours sur la mobilisation contre la loi sur l’égalité des chances et le CPE (Editions Syllepse, 2011), des actrices et acteurs de cette lutte reviennent sur la construction de la mobilisation, sur les moyens d’actions, sur les rapports de force entre ses différentes composantes. Refusant le simplisme du « mouvement historique », ces jeunes camarades produisent alors un texte riche d’enseignements. Nous en publions ici un chapitre.
Universités sous tension est une réalisation collective, coordonnée par Renaud Bécot, Aurélien Boudon, Blaise Dufal, Julie Le Mazier et Kamel Tafer ; ils et elles étaient membres de SUD-Étudiants ou SUD Lycéens durant le mouvement anti-CPE de 2006.
L’enseignement à la fois le plus superficiel et le plus essentiel de la mobilisation de 2006 aura été de prendre conscience que faire reculer un gouvernement est possible. Pour ceux et celles qui sont alors lycéen·nes et étudiant·es, c’est effectivement la première fois qu’ils connaissent un mouvement social dont l’issue est couronnée d’une victoire, même partielle. De ce fait, dès les jours qui suivent l’annonce du retrait du CPE, le 10 avril 2006, ce mouvement sera qualifié d’« historique », aussi bien par les médias que par les organisations syndicales. Dans la foulée, un tourbillon médiatique emporte l’événement en auréolant les autoproclamés « leaders » de la mobilisation. Cet emballement se fera au détriment d’une analyse approfondie de notre lutte. L’appellation « historique » n’aura eu pour effet que de masquer en quoi ce mouvement constituait à la fois le révélateur d’une situation sociale – la précarité comme horizon – et une rupture dans le rythme des luttes sociales. En revenant sur la construction de cette mobilisation, sur ses moyens d’actions, sur les rapports de force entre ses différentes composantes, nous avons essayé de compléter les connaissances demeurées trop lacunaires sur cette phase politique.
Pour nourrir les luttes à venir, il est nécessaire de comprendre ce qui se joue réellement dans les solidarités qui apparaissent au printemps 2006, au-delà de l’affirmation simpliste de l’essor d’une « génération ». Il faut saisir de quelle manière cette mobilisation s’insère dans une séquence politique spécifique, à laquelle elle entend apporter des réponses en mettant en œuvre des moyens d’action originaux. Une séquence au croisement des temporalités et « au point d’impact des colères » [1] La mobilisation de 2006 a été présentée comme le produit de deux décennies de lutte contre la mise en place d’un « précariat ». De fait, nous avions déjà pour la plupart une connaissance directe de l’exercice du travail précaire. Prenant à revers les discours patronaux affirmant que « les étudiant·es ne connaissent pas le monde de l’entreprise », nous rappelions au contraire que nous ne le connaissions que trop bien. Depuis des années, nous sommes contraint·es à vaquer d’emplois temporaires en jobs précaires afin de financer nos études [2]. Corrélativement à cette connaissance directe de la précarité, des méthodes de luttes adéquates se sont développées dans divers secteurs depuis le début des années 2000. Les actions entreprises par Génération Précaire, par les mouvements de chômeurs·euses ou encore les grèves de la restauration rapide ont trouvé des échos dans nos actions d’occupations des entreprises bénéficiant de l’emploi de jeunes précaires, ou dans les « déménagements » d’agences d’intérims qui ont été perpétrés sur les parcours des manifestations du printemps 2006.
Ce contexte de luttes contre la précarisation rampante du travail trouve son pendant dans les luttes dans l’éducation. Les luttes qui ont animées les lycées professionnels au cours des décennies 1990 et 2000, mais aussi dans les lycées généraux avec la réforme Fillon en 2005, ainsi que les universités avec l’opposition à la réforme LMD [3] en 2003, traduisent un refus de voir les formations subordonnées aux intérêts patronaux. De la même manière, ce qui se joue lors des luttes contre la LRU [4] (2007 puis 2009), c’est l’affirmation d’un double refus de la dégradation du contenu des formations (refus des suppressions de postes, refus de la suppression des options de diversification des parcours, refus de la fermeture de filières non rentables, etc.) et de la dévaluation des diplômes sur le marché du travail (les emplois occupés ne correspondent plus au niveau de diplôme réel). Autour du mot d’ordre d’opposition à la professionnalisation des formations, ce que les étudiant·es et lycéen·nes rejettent, c’est l’idée que les formations deviennent des outils permettant au patronat d’inculquer quelques compétences fragmentées, sans rendre intelligible l’ensemble d’un processus de production – et, par conséquent, sans laisser la possibilité de juger de la pertinence de celui-ci. Ce que le paysage médiatique s’obstine à présenter comme un refus nihiliste ou idéologique des liens entre entreprises et universités constitue en réalité le retour d’une critique des dispositifs patronaux visant à entretenir l’aliénation des salarié·es.
Par sa critique de la professionnalisation, le mouvement étudiant réaffirme avec force sa communauté d’intérêts avec les salarié·es. Pendant le printemps 2006, les cortèges qui s’ébranlent vers les antennes du Medef en arborant des banderoles clamant « Nous ne serons jamais de la chair à patrons » font partie des symboles marquants. Le slogan fait écho aux nombreuses occupations de conseils d’administration d’universités qui ont eu lieu au cours des années 2000 lorsque des partenariats université/entreprises sont à l’ordre du jour. Ce sont des modes d’actions nouveaux pour signifier des solidarités essentielles : « La précarité des étudiant·es et la libéralisation de l’éducation s’inscrivent dans une politique globale. » [5] Cette séquence du mouvement social doit également se comprendre dans la succession de luttes qui la compose. Dès le début des années 2000, Sud-Étudiant développe une vision internationale des réformes qui touchent les universités et la précarisation de l’entrée sur le marché du travail. Le mouvement altermondialiste, avec ses carences et ses contradictions, donne une ampleur internationale aux analyses que nous développons. La campagne contre le traité constitutionnel européen, en 2005, auquel le mouvement syndical et le mouvement étudiant participent, est un symptôme du développement d’une analyse politique plus globale.
Cependant, ces mobilisations reproduisent des stratégies issues de mouvements sociaux séculaires, qui peinent parfois à s’adapter aux nouveaux enjeux qui traversent la société française. Ceci se traduit, d’une part, par la difficulté à organiser des résistances collectives pérennes parmi les salarié·es précaires. L’après-CPE est l’occasion de voir émerger des collectifs para-syndicaux dans la restauration rapide, ou des syndicats dans les commerces et services, mais l’expérience reste encore limitée. D’autre part, cela se traduit par la lourde difficulté des organisations syndicales et politiques à s’enraciner et à donner la parole à la jeunesse qui entre en révolte à l’hiver 2005. Cette observation ne fait que se renforcer au printemps 2006. De la même manière, les expériences de l’après-CPE pour recréer ces convergences paraissent encore bien trop faibles relativement aux enjeux sociaux et politiques. En cela, il est inexact et illusoire de définir la mobilisation de 2006 comme « une synthèse des points forts des mouvements des précaires, du mouvement étudiant, du mouvement lycéen et du soulèvement des banlieues ». [6] ; précisément parce que la jonction avec les mouvements des quartiers populaires n’a pas eu lieu.
Enfin, la séquence courte du printemps 2006 et celle intermédiaire des luttes des années 1990 et 2000 s’inscrivent dans un plus vaste héritage mémoriel des luttes. Les propos tenus au cours du printemps 2006 le confirment : les luttes impliquant des étudiant·es restent marquées par la mémoire fantasmée et normalisatrice de Mai 68. Tout au long de la mobilisation, les acteurs/trices n’auront de cesse d’évaluer leur propre mobilisation à l’échelle soixante-huitarde : « plus nombreux·euses qu’en… », « première grève depuis… », « jamais bloqué, même en… ». Au-delà de ces références quantitatives, la mémoire joue un rôle plus concret dans les formes prises par la mobilisation car « Mai continue de hanter acteurs et analystes du mouvement social […]. L’autogestion, en revanche, demeure toujours, depuis un quart de siècle, inaudible et invisible […]. Mais certains traits actuels du mouvement social s’inscrivent en mode mineur dans cet héritage non assumé : affirmation du “social” au détriment du politique, valorisation de la base et banalisation des formes d’auto-organisation des conflits, recherche de contre-pouvoirs par l’expertise ou la mobilisation. » [7]
LES MOYENS D’ACTION ENTRE AUTO-ORGANISATION, MASSIFICATION ET RADICALISATION
De fait, l’auto-organisation se trouve au cœur de la lutte de 2006. Tous les bilans de cette mobilisation accordent une place cruciale à cette extension du champ de la démocratie imposée par le mouvement étudiant sur les campus au printemps 2006. Pour Attac, Aurélie Trouvé note dès mai 2006 que « le succès du mouvement est dû au fonctionnement en assemblées générales ». Des analyses similaires sont ensuite dressés par des sociologues français ou par des observateurs internationaux de la mobilisation [8]. Ces analyses sont partagées par une large partie des organisations de jeunesse, y compris celles, peu enclines à défendre l’auto-organisation des luttes, qui s’interrogent sur le succès qu’a connu cette forme d’organisation. Pour Sud-Étudiant, « l’autogestion est devenue un mode de fonctionnement plus fréquent dans les mouvements étudiants [9] ». Ce succès s’explique notamment par la volonté des étudiant·es de déterminer eux-mêmes les finalités de leur lutte et, par extension, la définition de formes d’organisation qui permettent à tout·es les étudiant·es de se sentir partie prenante.
Face à ce développement des pratiques autogestionnaires, les défenseurs·euses de ce fonctionnement sont confrontés à de nouveaux défis. Tout d’abord, comment défendre ce fonctionnement « contre les organisations qui se désignent comme avant-garde » ? [10] Dans les mobilisations des années suivantes, se mettent en place de nouveaux dispositifs dans les Assemblées Générales et les coordinations nationales afin de garantir un contrôle réel des mandaté·es. Des écrits sur l’organisation des coordinations nationales sont rédigés et parfois diffusés auprès de salarié·es. Ce n’est pas un hasard si les salarié·es des universités choisissent, en 2009, d’adopter une forme de coordination nationale. À l’automne 2010, dans certaines villes, des coordinations de salarié·es se forment pour organiser la lutte contre la réforme des retraites. Bien que dénigrées par certaines confédérations syndicales, les pratiques autogestionnaires du mouvement étudiant circulent et trouvent une forte sympathie parmi les salarié·es.
La seconde question qui se pose est d’amener les étudiant·es à dépasser la situation dans laquelle « la démocratie est plus vécue comme un moyen que comme un but ». [11] Cette question se pose avec une acuité plus forte dans les mobilisations universitaires de 2007 et 2009, au cours desquelles la construction d’une légitimité démocratique est d’autant plus nécessaire que l’opinion médiatique s’emploie à discréditer les étudiant·es mobilisé·es. Ainsi, fin novembre 2007, lorsque Jacques Julliard – avec toute la finesse qui le caractérise – assimile le choix de la démocratie radicale à une orientation autoritaire et fasciste, il s’avère important de lui rappeler que « le mouvement est en lui-même un moment d’expérimentation de la démocratie. Les relents autoritaires existent, ils font partie de cet apprentissage et tendent à disparaître. La démocratie est apprentissage, voilà quelque chose que la société dans laquelle nous vivons a oublié ». [12] Outre le fait que cette réponse traduit l’assurance prise par le mouvement étudiant dans la foulée de la lutte contre le CPE, elle dénote aussi une attention à l’organisation même du fonctionnement démocratique de la lutte. Non par simple souci d’apparence, mais bien par volonté d’inclure tous les acteurs et actrices qui se reconnaissent dans les mots d’ordres de la mobilisation. Ceci implique différents exercices : le développement d’une information collective pour que chacun·e puisse participer au débat en connaissance de cause, le développement de groupes informels pour la prise de parole de ceux et celles qui n’osent pas affronter la foule des assemblées générales, la mise en place d’une répartition des tâches qui permette à tout·es de trouver sa place dans la mobilisation, etc. La superposition de ces mesures permet progressivement de massifier le mouvement, tout en favorisant une participation active des étudiant·es. Alors que les premières assemblées générales voient intervenir des militant·es déjà chevronné·es, on observe en mars et avril des prises de paroles venant d’étudiant·es non syndiqué·es, pour qui cette mobilisation joue le rôle d’un apprentissage politique accéléré. Comme le formule une étudiante : « Plus ça allait, plus on avait une vision globale de la société et plus on avait l’impression d’avoir de la force ». Tout au long du printemps 2006, les étudiant·es apprennent que l’extension du champ de la démocratie est possible.
Simultanément à l’élaboration de décisions collectives, ils/elles apprennent à développer une force d’action collective. Des actions symboliques en début de mobilisation aux affrontements parfois durs avec les appareils policiers, en passant par les occupations d’axes autoroutiers ou de centres de stockage de marchandises, il n’y a pas de ruptures entre de « gentil·les » manifestant·es et de « méchant·es » casseur·es. La continuité dans les modalités d’action, avec une radicalisation progressive, est d’ailleurs l’un des traits frappant du printemps 2006. La radicalité n’est pas apparue avec l’« usure » ou « le pourrissement » de la mobilisation. Confronté·es à l’intransigeance du gouvernement, ce sont les étudiant·es qui ont fait le choix de faire évoluer leurs moyens d’action vers une radicalité plus marquée. Cette radicalisation s’est construite d’assemblées en manifestations, d’interpellations des pouvoirs publics en absence de réponses. Ce processus de radicalisation est donc le produit d’une réflexion collective : chaque action était décidée en assemblées générales et sa pertinence était débattue en fonction du contexte politique. La radicalisation découle de ce qui est perçu comme un impératif conjoncturel, et non d’un postulat idéologique, ce qui lui permet de recevoir une adhésion extrêmement favorable parmi les mobilisé·es.
Ce processus, qui s’enracine dans des initiatives locales, est progressivement porté par la coordination nationale étudiante. De fait, la multitude d’actions par lesquelles les étudiant·es démontrent leur détermination sont autant de points d’appuis pour contraindre l’intersyndicale nationale à accélérer le tempo de la mobilisation. Au-delà des incantations qui émaillent les textes des coordinations nationales réunies chaque week-end pendant ces trois mois, ce que les étudiant·es retiennent, c’est bien la nécessité de porter des actions qui rompent avec l’attentisme des grandes confédérations. Le témoignage des acteurs/trices de l’intersyndicale, comme les analyses des observateurs/trices du mouvement sont unanimes : ce sont bien « les étudiant·es et des lycéen·nes qui ont entraîné les syndicats de salarié·es », ce sont aussi ces actions qui ont contraint les confédérations syndicales à demeurer sur un mot d’ordre de retrait. Il s’agit là d’une leçon pour l’ensemble des salarié·es et des étudiant·es.
À LA FAVEUR DE LA LUTTE, LA PRISE DE CONSCIENCE ET LA MORT D’UNE GÉNÉRATION
En rompant avec l’image qui voudrait que la jeunesse se soit « dépolitisée », l’invasion du champ politique en 2006 marque un moment important dans l’histoire récente des mouvements sociaux. Cet épisode amène certain·es à proposer l’idée qu’une « génération CPE » ferait soudainement son entrée dans la vie sociale et politique [13]. Ce thème suggère que toute la génération aurait des intérêts communs. Or, cette idée s’effondre en moins d’un an, puisque dès 2007 les promoteurs de la thématique « générationnelle » prendront la défense de la loi LRU, pendant que la plupart des mobilisé·es de 2006 reprendront la lutte. D’autre part, en restreignant cette génération au CPE, on la transforme en phénomène purement français. Or, l’idée que la jeunesse serait dans l’incapacité de développer des résistances collectives face à la précarisation de ses conditions de vie ou d’études n’est pas une idée strictement française. De fait, quelques mois après les récentes mobilisations étudiantes en Grande Bretagne, une syndicaliste étudiante écrivait que « la norme postulée était que les étudiant·es étaient apathiques. Les étudiant·es étaient tout simplement supposés rester indifférent·es à leur propre éducation ». En Californie, des universitaires mobilisé·es effectuent le même constat : « Nous étions affligés du vague désir de voir quelque chose se produire – sans jamais imaginer que nous pouvions le faire advenir par nous-mêmes ». [14] Au travers de l’ensemble de ces mobilisations étudiantes, c’est « la renaissance d’un mouvement qui est célébrée ». [15] Il s’agit donc bien plutôt de la poursuite d’aspirations anciennes (dignité, justice sociale, égalité dans l’accès à l’éducation), mais à travers une mise en mouvement collective, avec toute sa portée subversive et politique et non de l’essor d’une génération qui s’affirmerait pour elle-même.
Le mouvement de 2006 représente finalement une nouvelle vague sociale, qui remet au goût du jour des pratiques déjà expérimentées, tout en cherchant constamment à les adapter à l’évolution de la société contemporaine. Certains sociologues ont affirmé que le printemps 2006 avait permis « un regain de légitimité de la forme syndicale chez les étudiants » [16] , pendant que d’autres voient dans cette lutte « une occasion extrêmement importante pour contribuer au renouveau du syndicalisme et de la politique ». [17] Ces hypothèses ont été vérifiées, puisque le mouvement syndical étudiant s’est trouvé renouvelé par cette mobilisation. En termes quantitatifs, une fédération comme Sud-Étudiant connaît la création d’une dizaine de sections locales dans les mois qui suivent la lutte contre le CPE. En termes qualitatifs, on assiste en juin 2007 à un congrès d’un syndicat étudiant (Sud) qui s’étendra sur cinq jours – fait sans précédent depuis 1968. Les discussions entre les syndicalistes étudiants de lutte (Sud, FSE, associations para-syndicales locales, syndicats bretons, corses, catalans et basques) se font plus fréquentes, permettant notamment la construction d’une mobilisation contre la loi LRU, contre la volonté de l’UNEF. Ces discussions traduisent la volonté de construire une organisation syndicale étudiante de lutte, unifiée et – enfin – émancipée de la mythologie nationaliste qui permet encore aujourd’hui à l’UNEF d’être une force hégémonique dans le milieu universitaire français. De fait, ces discussions entre organisations de lutte se déroulent de manière plus aisées que par le passé, dans la mesure où elles s’ancrent dans des pratiques de lutte communes. Le regain du syndicalisme étudiant de lutte est amplement dû à sa volonté de promouvoir des formes d’auto-organisation et de démocratie radicale au cours de la lutte. En observant les assemblées générales au cours de la lutte, Évelyne Perrin les voyait d’abord comme « un formidable bouillonnement sans hiérarchie et rejetant la mainmise des organisations syndicales ou des partis politiques », avant de noter que « la méfiance s’est peu à peu estompée ». Le succès de l’auto-organisation au cours de la lutte contre la LEC [18] , puis contre la LRU en 2007, permettent d’affirmer que les syndicalistes autogestionnaires ont marqué des points dans la recomposition idéologique du paysage militant. Ces acquis sont d’ores et déjà perceptibles dans les organisations étudiantes, malgré la forte rotation des militant·es, car les étudiant·es devenu·es salarié·es conservent une mémoire des pratiques expérimentées au cours de la lutte du printemps 2006.
Finalement, ce qu’il faut retenir du « moment » 2006, c’est bien l’idée qu’il a été pour nombre de lycéen·nes et d’étudiant·es « fondateur de la conscience de la nécessité d’une alternative globale contre le système dominant ». [19] La révolte des quartiers populaires en 2005 et les mouvements lycéen·nes ou étudiant·es des années 2000 sont les symptômes d’un refus de subir les situations d’exploitation et les rapports de pouvoirs qui traversent la société française. Les frontières de cette conscience ne se situe pas autour d’une « génération CPE ». Le soutien des salarié·es à la lutte de 2006 traduit cette conscience que les attaques contre la jeunesse ne sont qu’une étape d’expérimentation avant de s’en prendre à l’ensemble des salarié·es. Cette analyse se traduit encore aujourd’hui : alors que le Medef et le gouvernement s’accordent en avril 2011 (exactement cinq ans après le retrait du CPE) pour promouvoir des mesures en faveur de l’emploi des jeunes, une brochure publiée par Sud-Étudiant et l’union syndicale Solidaires affirme immédiatement que « les problèmes de l’emploi des jeunes sont les mêmes que ceux des salarié·es » [20] . La séquence de 2006 a donc permis de remettre en lumière la communauté d’intérêts entre les étudiant·es, la jeunesse déscolarisée et les salarié·es. Cette prise de conscience et les pratiques qui ont marquées la lutte constituent donc une étape majeure du mouvement social. Par-delà la saturation médiatique qui a suivi le retrait du CPE et l’amnésie à laquelle nous sommes confronté·es depuis lors, les acteurs et les actrices du mouvement social doivent s’emparer de l’héritage de cette lutte. La jeunesse, elle, reste marquée par l’extension du champ démocratique qu’elle a imposée au cours du printemps 2006. Cette expérience constitue un important capital sur lequel le mouvement social doit apprendre à s’appuyer dans les années à venir.
Des militantes et des militants de SUD-Étudiant
[1] « L’angle mort », Zone Libre, Hamé & Casey.
[2] Une étude de l’Observatoire de la vie étudiante met en lumière le fait que la part d’étudiant·es issu·es des classes populaires a diminué entre 2007 et 2011.
[3] Licence – Master – Doctorat.
[4] Loi relative aux libertés et responsabilités des universités.
[5] Textes du 4e congrès de Sud-Étudiant, 2007.
[6] Voir « Bilan du mouvement anti-CPE » par les Jeunesses communistes révolutionnaires.
[7] « Jeux d’ombre. Mai, le mouvement social et l’autogestion (1968-2007) », Franck Georgi, Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 98, avril 2008, p. 40-41.
[8] Voir Sebastian Budgen, « French Lessons : the Struggle Goes On », dans Clare Solomon (dir.), Springtime. The New Student Rebellions, Editions Verso, 2011, p. 183-194.
[9] Textes du 4e congrès de Sud-Étudiant, 2007.
[10] Idem.
[11] « Bilan du mouvement », congrès local de Sud-Étudiant Rennes, 20 mai 2006.
[12] « Au cœur de notre syndicalisme : l’avenir de l’université et la démocratie », Fédération Sud-Étudiant, Le Nouvel Observateur, 2 décembre 2007.
[13] Voir le discours de Bruno Julliard [alors président de l’UNEF], Génération CPE, Paris, Privé, 2006.
[14] Communiqué de Absent Future, cité dans Springtime. The New Student Rebellions, op. cit., p. 152.
[15] « We felt liberated », Clare Solomon, Springtime. The New Student Rebellions, op. cit., p. 13.
[16] « Les étudiants, le syndicalisme et le mouvement social », Bertrand Geay, Critique communiste, novembre 2006, p. 35.
[17] « Jeunesse étudiante, précarité et mobilisation anti-CPE », Robi Morder, idem, p. 21.
[18] Loi pour l égalité des chances, qui contenait notamment l’instauration du Contrat premier embauche (CPE).
[19] « Jeunesse étudiante, précarité et mobilisation anti-CPE », Robi Morder, idem, p. 32.
[20] Brochure « Emploi des jeunes », Sud-Étudiant/Solidaires, mai 2011.