Le point de vue de salarié·es du secteur aérien
L’impact climatique et environnemental du transport aérien est indéniable. Mais l’évidence ne cache-t-elle pas, parfois, des approximations ? En tout état cause, il est intéressant d’avoir le point de vue de salarié·es du secteur. Le personnel au sol, le personnel navigant commercial, les innombrables sous-traitants présents dans les aéroports, les salarié·es de l’industrie aéronautique,… Beaucoup de monde est concerné. Nous publions ici les réflexions issues du syndicat ALTER, composé de pilotes de ligne.
Au-delà de l’épisode actuel de pandémie sanitaire qui paralyse l’activité économique de très nombreux secteurs d’activité et tout particulièrement du transport aérien, nombre de voix s’élèvent aujourd’hui pour aspirer à ce que le « monde d’avant » soit effectivement derrière nous ; tant sur le plan social qu’au plan écologique. Las, il semblerait que les acteurs du monde financier ne soient accaparés que par leurs anciennes priorités, bien éloignées des nôtres. Le secteur aérien en France, c’est plus de 350 000 emplois directs et indirects, de la recherche, des écoles, des entreprises, du service public, une histoire, des infrastructures… Donc, avant de se précipiter dans la diabolisation en cours, façon Twitter, très contre-productive pour espérer toucher et convaincre les salarié·es concerné·es d’une éventuelle remise en question de leurs métiers, il faut veiller à ne pas faire comme si les autres secteurs d’activité contributeurs à cette pollution n’auraient pas à être remis en cause tout aussi urgemment (autres modes de transport, textile, agriculture industrielle, téléphonie et Internet avec leurs serveurs énergivores en croissance tout aussi exponentielle que le fut le transport aérien, etc.).
Dans l’Union européenne, 40 % des émissions de gaz à effet de serre sont imputables aux transports. 70 % de ces 40 % le sont au secteur routier… Sur le plan écologique, l’affaire des 2 h30 en deçà desquelles les liaisons aériennes devraient être interdites au profit du train pose question. Par exemple, la « conviction écologique » du gouvernement dans la promotion de la ligne à grande vitesse (LGV) Paris Bordeaux fait rire très jaune : en effet, cette ligne fait l’objet d’une concession d’exploitation pour 40 ans accordée à Vinci par Sarkozy. Or, les tarifs notoirement extravagants, décidés par le frustré de Notre-Dame-des-Landes, imposent à la SNCF de faire passer un nombre de trains tel que les remplissages et donc la recette ne suivent pas. D’où ce coup de pouce « écologique » des autorités ? À l’évidence ! Dans le même temps, pourquoi les trains de nuit se déplaçant à vitesse raisonnable ont-ils été supprimés ?
Les avions de dernière génération (A350, A320 NEO, A330 NEO, B787) représentent une baisse de consommation de carburant de 20 à 30 %. Le renouvellement des flottes est indéniablement une piste, afin de satisfaire les objectifs de sobriété : 50 % de réduction des émissions d’ici 2024 ! Des solutions sont à mettre en œuvre, pour rendre nettement plus sobre l’exploitation des avions au sol, entre les terminaux et leur décollage. Idem pour tous les équipements (isolation des bâtiments, véhicules, climatiseurs, éclairage, chauffage, etc.).
Les mécanismes de compensation déployés pour l’aérien (mais c’est pareil pour toutes les autres industries ou services !) ne sont pas satisfaisants (recourir à du biocarburant, planter des arbres). C’est bien une baisse des émissions qu’il faut obtenir. Par une sobriété de tous les instants, la meilleure économie venant des vols qui n’auront pas été réalisés, il faut bien le reconnaitre ! Il faut réfléchir à rendre cher la tonne de CO2 émise. Mais ce système inspiré des « droits à polluer » (une hérésie née des accords libéraux dits de Tokyo) est imparfait : il va rendre déséquilibré l’accès à ce mode de transport, qui va redevenir un apanage de riches tout en offrant un boulevard aux spéculateurs financiers ! L’idée d’une progressivité des tarifs des billets, en fonction de l’usage de l’avion individuellement et sur une base annuelle, est une bonne piste de réflexion.
Revenons à l’objectif de -50 % d’émission sur le réseau métropolitain : sa déclinaison au sein de Groupe Air France va peser sur ses trois entités : AF, HOP ! (ou ce qu’il va en rester…) et Transavia, filiale à bas coûts d’AF dont la direction générale n’a de cesse de faire la promotion au détriment des autres composantes du groupe, sans parler de KLM. Comment la direction générale va-t-elle arbitrer le dilemme de choisir celle de ses entités dont il faudra diminuer l’activité pour effectivement parvenir à respecter cet objectif ? En favorisant la plus avancée de celles-ci en matière de casse sociale ! Et la direction de communiquer sur la nécessité d’augmenter ses marges ! Donc cette limitation va amputer une nouvelle fois l’activité d’Air France et détruire les contrats sociaux les plus avancés.
Parmi les pratiques de l’aérien (transport carburant pour raison économique par exemple), préjudiciable à la sobriété de ce mode de transport, il y a l’accélération des vols pour diminuer la durée des étapes. En effet, sur long courrier, un des éléments de l’équation économique est la composition de l’équipage « pilotes ». Pour des raisons de risque fatigue, le nombre de pilotes affectés à un vol dépend de la durée de celui-ci. Jusqu’à 8 h30, deux pilotes. Au-delà et jusqu’à 13 h30 de vol, il faut 3 pilotes. Et au-delà 4. CQFD… De plus, la direction AF aura beau jeu de faire de l’affichage : si elle supprime un Orly Perpignan pour le remplacer par un Orly Barcelone, cela compte pour une réduction d’émission sur le réseau métropolitain ! Vive les libéraux !
Mais n’y a-t-il qu’un enjeu écologique dans les excès à dénoncer du transport aérien ? Le survol du territoire national par les avions étrangers représente une part sans cesse croissante du trafic et donc des émissions imputables à l’aérien en France. En effet, l’Union européenne impose l’ouverture du marché touristique français qui, s’il reste encore un peu protégé, n’en aiguise pas moins les appétits financiers de celles et ceux ayant bien compris l’attrait d’un des tout premiers marchés touristiques au monde. Les entreprises de transport à bas coûts sont légions, qui viennent, encouragées par le libéralisme européen, piller le trafic national en y exerçant l’ensemble des 9 liberté[1], sous perfusion d’argent public et tout en usant sans borne des largesses juridiques libérales leur permettant de se soustraire aux cotisations sociales et fiscales françaises…
Les pratiques ou la présence de ces flibustiers de l’air doivent être férocement combattues ! Le cabotage des flibustiers (Volotea, Vueling, Ryanair, Norvegian, Wizzair, Easyjet…) et le travail détaché doivent être éradiqués. Cela peut passer, entre autres contrôles, par la soumission de l’attribution des créneaux de vol au départ des aéroports français par la COHOR[2] à des considérations sociales, fiscales et bien sûr environnementales françaises (flotte d’avions, mais aussi équipement au sol, isolation des infrastructures, etc.). Ainsi, tout acteur désireux d’exploiter des droits de trafic en France le ferait en appliquant les mêmes règles que les compagnies françaises. La concurrence se ferait, enfin, sur la qualité du service offert et plus sur la faculté de cabinets juridiques à contourner le droit social et le droit fiscal !
Il faut revenir sur le travail détaché qui ne vise qu’à améliorer les marges financières et à culpabiliser les salariés des pays socialement plus avancés. La mise en concurrence a montré de longue date les véritables objectifs, partout et dans tous les secteurs : faire de la marge au bénéfice de la finance, au détriment des salaires et des conditions de travail. L’investissement industriel ne suit pas à due proportion bien sûr. Au contraire, ce sont soit les dividendes, soit les intérêts de la dette, qui explosent. À AF, si aucun dividende n’a été versé de longue date, ce sont des plans obligataires quasi annuels d’environ 500 millions d’€ qui sont émis, rémunérés entre 2 et 6 % ! Attention donc à ne pas parler QUE du problème des dividendes.
Il est souvent fait cas de l’absence de contrepartie aux « aides »/prêts accordés à Air France. Il s’agit, en fait, de droits de tirage sous forme d’un prêt bancaire (pour 3 milliards garanti par l’état à 90 %, le capitalisme refusant de prendre des risques) et d’une aide d’état pour 4 milliards. Soit 7 milliards en tout. La communication critique de cette aide dans le milieu militant affirme systématiquement qu’elle ne fait l’objet « d’aucune contrepartie ». C’est inexact et en tout cas pas du tout vécu comme cela par les salarié·es du secteur. Tout au contraire, les taux de ces prêts sont usuraires, tant en durée de remboursement (3 et 6 ans) qu’en taux d’intérêt (de 1,5 à plus de 6 % en fonction du nombre d’années de recours à l’aide plafonnée à 6 ans). Les investisseurs privés, pourtant présents au Conseil d’administration d’AF et d’AFKLM, qui n’ont pas mis la main à la poche, vont être gavés d’intérêts garantis par l’état et payés par les sacrifices des salarié·es. Vive le libéralisme ! Cette aide se voulait une garantie de maintien de l’emploi. Pourtant, à AF, ce sont 7500 suppressions de poste qui sont prévues dans l’actuelle version du plan de la direction générale d’AFKLM et donc d’AF… De plus, l’activité partielle a diminué les rémunérations.
À Air France, le seul objectif qui n’est pas remis en cause, c’est celui de la direction générale de parvenir à une profitabilité financière de 8 % (antienne de M. Smith, le PDG anglo-saxon d’AFKLM nommé après la démission du français Janaillac en 2018). L’actuel niveau de rentabilité d’AF tourne autour de 1,5 à 2 %. Ajouté aux taux d’intérêts de remboursement des 7 milliards d’aide et compte tenu de l’activité extraordinairement contractée, c’est intenable ! Et l’on sait qui est sacrifié dans ce genre de situation et dans le monde libéral… D’autant que la profitabilité financière n’ira pas alimenter l’investissement industriel, mais ira gaver encore un peu plus les investisseurs plus que jamais adeptes de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes.
Notez d’ailleurs que le projet de M. Smith, PDG de la holding AFKLM et qui fait la pluie et le beau temps à AF (et pas du tout à KLM hargneusement défendue par l’État hollandais et les propriétaires privés de cette société basée dans le paradis fiscal hollandais…), pour Transavia passe par l’acquisition de Boeing 737NG, vieillissants, disponibles en nombre sur le marché de l’occasion du fait de la crise et des faillites à répétition. Or, cet appareil est bien plus énergivore que les Airbus NEO de la famille des A320, certes plus chers… Transavia ne sera donc pas vertueuse d’un point de vue écologique et participe de l’héritage de l’aviation de masse que vous, que nous, dénonçons.
ALTER, syndicat représentatif des pilotes de lignes d’Air France, a, durant tout l’été, alerté la représentation nationale et le gouvernement de toutes ces incohérences destructrices portées par le projet « VESTA » de M. Smith, tant pour l’avenir de notre entreprise que pour l’industrie aéronautique française et l’écologie. À l’occasion de notre audition devant la commission du Développement durable et de l’Aménagement du territoire de l’Assemblée nationale, ALTER a présenté les arguments factuels qui imposent avant toute chose l’arrêt immédiat de la mise en œuvre du projet VESTA sur le réseau domestique. ALTER propose ensuite à l’Assemblée nationale de procéder à un état des lieux approfondi de l’industrie du transport aérien français afin de décrypter, de manière aussi fine que possible, les différents enjeux nationaux et internationaux de demain et ainsi tracer des perspectives claires pour les dix prochaines années. ALTER propose enfin qu’une table ronde nationale regroupant tous les modes de transports existants (aérien, ferroviaire, routier et maritime), ainsi que tous leurs acteurs majeurs soit ouverte, dès que possible, dans le but d’élaborer un vaste plan concerté et cohérent d’intermodalité des transports sur le territoire français.
[1] L’organisation internationale de l’aviation civile (OACI) définit neuf « libertés » :
droit pour un transporteur d’un Etat de survoler le territoire d’un autre Etat sans y atterrir ;
droit d’effectuer des escales techniques ;
droit de débarquer dans un Etat tiers des passagers embarqués dans l’Etat dont l’aéronef a la nationalité ;
droit d’embarquer dans un Etat tiers des passagers à destination de l’Etat dont l’aéronef a la nationalité ;
droit accordé par un Etat à un autre de débarquer et d’embarquer, dans le territoire du premier Etat du trafic en provenance ou à destination d’un Etat tiers.
Pour l’OACI, seules les cinq premières « libertés » ont été officiellement reconnues en tant que telles aux termes d’un traité international. Il existe quatre autres :
droit pour un transporteur d’un Etat d’assurer un service entre deux autres Etats en passant par l’Etat dont il est originaire ;
droit pour un transporteur d’un Etat d’exploiter, entièrement hors de son territoire, des lignes et d’assurer un service entre deux autres Etats ;
droit pour un transporteur d’un Etat d’assurer un service entre deux points situés sur le territoire d’un autre Etat (cabotage) ;
droit pour un transporteur d’un Etat d’assurer un service entre deux points situés sur le territoire d’un autre Etat.
[2] Association pour la coordination des horaires.