Confier la santé au travail à la Sécurité sociale

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L’OBJECTIF AMBITIEUX DE LA MÉDECINE DU TRAVAIL FACE A LA RÉALITÉ

« Éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail », tel est l’objectif fixé à la médecine du travail par la loi. Cet objectif fonde tout à la fois la responsabilité des pouvoirs publics, l’obligation de résultat de l’employeur, la mission confiée aux médecins du travail en 1946, puis aux services de santé au travail pluridisciplinaires en 2011 [1]. Force est de constater que, jusqu’à aujourd’hui, cet objectif est loin d’être atteint :

➔ le bilan de l’institution est pour le moins médiocre en matière d’alerte et de prévention : ce ne sont pas les médecins du travail qui ont alerté sur le scandale de l’amiante ; la prévention des risques professionnels piétine, qu’il s’agisse des troubles musculo-squelettiques ou des risques psychosociaux ; les licenciements pour inaptitude médicale précipitent de nombreux salariés dans l’exclusion sociale…

➔ la médecine du travail, et maintenant les services de santé au travail, restent très majoritairement perçus de façon ambivalente, voire négative, par les salarié.es et par beaucoup d’employeurs, en particulier les plus petits. Le sentiment qui domine est paradoxal : bien que les salarié.es soient préoccupé.es par ce qui risque de nuire à leur santé, ils et elles recourent peu ou tardivement aux services de santé au travail, se plient à leurs exigences institutionnelles, tout en mettant en doute leur indépendance et même leurs compétences, et enfin redoutent leur pouvoir de décision.

Pourtant, depuis 2002, à cause de la nécessité d’appliquer la directive européenne de 1989 sur la santé et la sécurité au travail et à la suite du drame de l’amiante, de nombreuses modifications législatives et réglementaires ont été apportées à l’organisation et aux missions des services de santé au travail. Mais rien n’a véritablement changé sur le terrain : les nombreux rapports qui se succèdent de gouvernement en gouvernement continuent à constater « la faillite du système » [2], alors même que l’institution dispose de moyens considérables, financiers et humains. Une telle inertie est d’autant plus étonnante que les questions de santé au travail occupent désormais une place importante dans le débat social et ont fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, de plusieurs crises majeures qui ont mobilisé l’opinion publique (amiante, suicides à France Télécom, pesticides…)

Alors que tous les principes mis en avant pour orienter l’action des Services de santé au travail -SST- (prévention primaire, veille sanitaire, traçabilité des expositions professionnelles, prévention des inaptitudes et maintien dans l’emploi), sont en échec dans le système actuel, pourquoi n’y a-t-il aucune analyse sérieuse des raisons de cette faillite ? Faut-il en déduire que les réformes successives ont évité une réelle mise à plat des verrouillages qui entravent l’institution depuis sa mise en place en 1946 ? Quels sont ces éléments de blocage, quels en sont les enjeux et les acteurs et quelles responsabilités peut-on établir ? L’écart est en effet considérable entre « l’esprit des textes », les objectifs affichés et la réalité du fonctionnement des services de santé au travail.

La loi du 20 juillet 2011 précise les missions des SST, dont la première est de « conduire des actions de santé au travail  [3]». La présentation de ce texte aux représentant.es du personnel en formation CSE/CHSCT les plonge dans la perplexité. Très généralement, elles et ils n’ont aucune connaissance d’une action conduite par leur SST dans l’entreprise mais plutôt celle du silence ou du retrait du médecin du travail sur les problèmes de santé au travail qui les préoccupent. La majorité ignore tout de la fiche d’entreprise, pourtant obligatoire depuis les années 70, sur laquelle le médecin du travail ou l’équipe pluridisciplinaire doit recenser les risques auxquels sont exposés les salarié.es. La prévention de la désinsertion professionnelle, c’est à dire la prévention des inaptitudes, est la priorité affichée des Plans santé travail (PST) et des Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) qui lient les SST aux Direccte et aux Carsat [4], etc. Pourtant, la banalité des licenciements pour inaptitude est de mieux en mieux installée dans le monde du travail. Quant au suivi médical, si son contenu est bien précisé par les textes récents [5], l’organisation actuelle empêche tout suivi cohérent des travailleurs et travailleuses, en particulier des plus précaires, du fait de la dispersion des services qui travaillent en concurrence sans rien mettre en commun. La traçabilité des expositions, le bilan de fin de carrière n’ont aucune réalité pour l’immense majorité des salarié.es.

En fait, il ne faut pas attendre de l’institution médecine du travail une dynamique de santé publique : les services de santé au travail sont gérés par les employeurs et la logique est « le service rendu aux entreprises ». Les adhérents sont les entreprises et non des populations de salarié.es.  Or, la santé publique ne fait pas partie des objectifs des entreprises

LA GOUVERNANCE DE LA MÉDECINE DU TRAVAIL DÉTERMINE LA RÉALITÉ DES ACTIONS MENÉES

La question de la gouvernance de la médecine du travail est régulièrement abordée, mais jamais réellement analysée. Pourtant, il s’agit d’une question majeure. Même le dernier rapport en date [6] qui aborde de front la question et propose une réorganisation d’ampleur en rassemblant les SST, les services prévention des CARSAT, les ARACT [7] et éventuellement d’autres structures privées, se garde bien d’analyser comment fonctionne la gouvernance actuelle des SST et ce qu’elle produit.

Exclusivement patronal depuis 1946, le Conseil d’administration des SST interentreprises (qui concerne 90 % des salarié.es) [8] est paritaire depuis la loi de 201 ; faussement paritaire, puisque le président est toujours un employeur, avec voix prépondérante en cas de partage des voix. Une commission de contrôle, composée pour 2/3 de représentant.es des salarié.es des entreprises adhérentes et présidée par l’un.e d’entre eux, est censée surveiller l’organisation et la gestion du service. Dans la réalité, encore en 2019, la gouvernance des SST reste essentiellement patronale : les organisations syndicales peinent à mandater des représentant.es, et surtout à les former, les épauler dans un domaine complexe et souvent opaque, d’autant plus que les moyens alloués (temps, formation) sont dérisoires. Les représentant.es des salarié.es dans les Conseils d’administration (y compris celui ou celle qui occupe le poste de trésorier.e comme le prévoit le Code du travail) connaissent mal le système, et sont facilement tenu.es à l’écart des décisions stratégiques et peuvent difficilement prendre leur place. Quant aux commissions de contrôle, de nombreux postes restent vacants et cette instance fonctionne rarement de façon satisfaisante. Au total, l’implication des organisations syndicales représentatives sur les questions de santé au travail est faible, en décalage majeur avec le rôle que leur a donné le législateur.

Les Conseils d’administration confient les directions de service à des gestionnaires, desquels n’est exigé aucune compétence en santé au travail et encore moins en santé publique, alors que, depuis 2011, ce sont les services et donc leurs directions, et non les seuls médecins, qui portent la responsabilité des missions. Dans un tel contexte le financement et la gestion des SST peuvent évoluer dans l’opacité, et vers des dérives, et constituer pour les dirigeants des motivations bien éloignées des objectifs de santé publique dans le monde du travail.

LE RÔLE DES MÉDECINS DU TRAVAIL

Contrairement aux dirigeants des services qui les emploient, les médecins du travail exercent leur métier dans un cadre réglementaire rigoureux et précis et bénéficient d’une solide formation. Comment s’accommodent-ils de ce système conçu, organisé, pour ne pas remplir les objectifs affichés ? Comment peuvent-ils maintenir le sens de leur métier ?La question est cruciale. Aussi importante que celle de la gouvernance.

Quand on est médecin du travail, comment se contenter de l’éclatement du suivi médical des salarié.es entre différents services et de nombreux médecins, sans pouvoir reconstituer les expositions professionnelles tout au long de la carrière ? Peut-on se satisfaire d’une organisation qui ne permet pas d’assurer le suivi post exposition à des cancérogènes dès lors que les salarié.es ont quitté l’entreprise où ils/elles ont été exposé ?  Pourquoi les SST (médecins et direction) ne se sont-ils pas organisés pour assurer ce suivi et faire les bilans de fin de carrière ? Que signifie cet accord tacite pour ne pas prendre ce type d’initiative que rien n’interdit dans les textes, au contraire ? Pourquoi renoncer à s’engager dans la reconnaissance des maladies professionnelles, alors que le rôle du médecin du travail serait fondamental dans ce domaine : identification, information des salarié.es, aide aux démarches [9], etc. ?

Comment peut-on accepter de participer au simulacre de suivi médical pour les salarié.es précaires ?  La médecine du travail des travailleurs et travailleuses temporaires est une caricature du système. Généralement, les effectifs des agences d’emploi sont “saupoudrés” entre les médecins, ou attribués à des médecins peu motivés.L’échec est total : pas de prévention sur des postes souvent les plus difficiles de l’entreprise, surveillance médicale dépourvue de sens, maintien dans l’emploi impossible. Bien que la question de la précarité soit présentée comme prioritaire depuis des décennies, les SST n’ont, sauf exception, rien mis en place pour y faire face. Les quelques tentatives d’expérimentation s’épuisent dans l’inertie redoutable de l’institution et de ses acteurs et actrices.

Prisonniers de leur statut ambigu (sont-ils au service des entreprises ou au service de la santé des populations de travailleurs et travailleuses ?)  les médecins du travail se censurent eux-mêmes en abandonnant, plus ou moins consciemment, leur mission de médecin : ils et elles s’abritent derrière les directions,  derrière une interprétation tatillonne de la réglementation, supportent parfois des organisations qui ne respectent pas leur indépendance professionnelle, découragent les espoirs de reclassement en anticipant les réactions de l’employeur (« il n y aura pas de poste pour vous »), déconseillent des déclarations de maladie professionnelle (« c’est trop compliqué, ça ne vous apportera rien »). Beaucoup de médecins sont réellement mal à l’aise avec cette situation, mais la subissent sans réagir. Bien sûr, il y a des exceptions et de nombreux médecins ont remarquablement défendu leur métier. Mais ils et elles restent isolé.es et sont vite étiqueté.es comme « engagé.es ».

Or, compte tenu de l’autorité et du poids de la position de médecin, il est évident qu’une prise de position forte de la profession sur ces carences graves de l’institution aurait été – pourrait encore être ? – un facteur essentiel de sa transformation profonde [10]. A ce renoncement, participent aussi les instances de tutelle. Si les médecins inspecteurs jouent un rôle essentiel dans les procédures d’agrément des SST, le conseil aux médecins du travail dans les situations d’inaptitude, la conduite d’enquêtes en santé au travail, il est étonnant que la puissance publique (Direccte, ARS…) ne s’intéresse pas plus au suivi des inaptitudes, au recensement des alertes que, depuis la loi de 2011, doivent faire les médecins « quand ils constatent un risque pour la santé des travailleurs » [11], à la prise en charge des travailleurs précaires…

LA SITUATION ACTUELLE

Si les causes structurelles de l’échec de la médecine du travail ont été ignorées par près de 20 ans de réformes (gouvernance, financement et organisation des services…), des avancées importantes ont toutefois été acquises comme la pluridisciplinarité et la suppression de la routine de l’aptitude qui brouillait fortement l’action des médecins. Le rapport Lecocq est censé introduire une énième réforme : dans la même logique que les ordonnances Travail, il propose avant tout un allègement de la réglementation, des contraintes et des contrôles, en affaiblissant les structures chargées de la prévention qui n’auraient plus qu’un rôle de conseil. C’est un recul considérable. A noter, que cette position est en contradiction flagrante avec deux autres rapports rendus au gouvernement, au même moment, qui préconisent tous les deux un renforcement des contrôles et des obligations des employeurs en matière de sécurité [12]. Ces deux rapports sont passés quasi inaperçus. Deux propositions méritent cependant d’être soulignées dans le rapport Lecocq : rassembler les SST en une seule structure et faire recouvrer les cotisations des entreprises par l’URSSAF. Cette mesure, qui sortirait le financement des SST de l’opacité, pourra-t-elle voir le jour ?

Quoi qu’il en soit, face à la menace d’une évolution aussi néfaste l’absence de contre proposition sur la santé au travail et la prévention des risques professionnels de la part du mouvement social (syndicats, associations) est consternante. Alors que les dirigeants des SST et la structure qui les rassemble [13] s’organisent pour faire face et maintenir l’organisation actuelle, les organisations représentant les salarié.es et les professionnel.les se contentent de déclarations de principe. Il y a pourtant beaucoup à faire pour construire un système qui sorte la santé au travail et la prévention du constat d’échec reconnu par tous et toutes. Une piste avait été ouverte par le rapport du Conseil économique et social en 2008 [14] : rattacher les SST à la Sécurité sociale « qui a à la fois l’intérêt à agir et la légitimité pour le faire » ; l’intérêt, par la baisse des atteintes à la santé liées au travail et des coûts qu’elles génèrent ; la légitimité, par la gestion paritaire, notamment celle de la caisse Accidents du travail-Maladies professionnelles. Une telle organisation existe déjà à la Mutualité sociale agricole (MSA), dont le rapport Lecocq lui-même souligne les avantages. C’est une orientation recevable dont on peut s’étonner qu’elle ne fasse pas l’objet d’une réflexion sérieuse de la part de celles et ceux qui se préoccupent de « l’avenir de la Sécu ».

CONFIER LA SANTÉ AU TRAVAIL A LA SÉCURITÉ SOCIALE

La gouvernance des services de santé au travail confiée aux employeurs équivaut à confier aux industriels du tabac la prévention du cancer du poumon. La métaphore est classique et ancienne. Elle montre à quel point « l’anomalie » est de notoriété générale.La contradiction entre la gestion patronale (et donc l’organisation) des services de santé au travail et l’objectif de santé publique affirmé par les politiques publiques dans les Plans santé travail, est une évidence, d’autant plus embarrassante aujourd’hui avec l’installation structurelle du chômage, de la l’éclatement des parcours professionnels.L’introduction d’une sorte de paritarisme, depuis une dizaine d’années, dans les instances de gouvernance est un leurre quand on connaît la faiblesse des organisations syndicales sur ces questions.Il n’y aura donc pas de solution sans une remise en cause profonde du pilotage des SST, qui rétablisse le financement et l’organisation en adéquation avec les missions.

Or la Sécurité sociale peut représenter cette solution en garantissant les objectifs de prévention, de veille sanitaire et de suivi longitudinal des populations.Si l’on recherche un fonctionnement en réseau structuré, s’appuyant sur un système d’information commun et s’inscrivant résolument dans un objectif de santé publique, qui d’autre que la Sécurité sociale en a les moyens et la compétence ?Le positionnement institutionnel de la Sécurité sociale est depuis l’origine marqué par l’axe santé travail, avec la caisse AT-MP et le rôle essentiel des CARSAT, assureurs des entreprises en matière de risques professionnels. L’Assurance maladie a un intérêt majeur à agir pour la prévention en milieu de travail, en raison des coûts considérables qu’elle supporte (absentéisme, sous reconnaissance massive des maladies professionnelles, etc.), engendrés par les conditions de travail et leurs désordres.

La Mutualité sociale agricole intègre depuis sa mise en place, les services de prévention des risques professionnels et les services de santé au travail. Certes elle n’est pas parfaite. Mais son fonctionnement est en général reconnu comme plus efficient : coordination des services, exercice de la pluridisciplinarité, suivi longitudinal des populations. L’efficacité de certaines actions de prévention, en particulier des accidents du travail, a été soulignée et les avancées en matière de reconnaissance des pathologies professionnelles sont plus importantes que dans le régime général (en témoignent les tableaux récents sur les pesticides). Rappelons que, bizarrement, le rapport Lecocq choisit d’exclure de son projet la MSA dont il salue « le fonctionnement satisfaisant ». Dans ce contexte, il faut s’étonner que personne ne semble s’intéresser à l’intégration du système de santé au travail dans celui de la Sécurité sociale, alors que cette solution paraît logique et à portée de main. On peut aussi penser que le sort réservé à « la Sécu » par les politiques néolibérales empêche d’envisager toute mesure qui viendrait renforcer sa légitimité.


[1] Loi du 20 juillet 2011.

[2] Comme le titrait déjà en 1996 un éditorial de la revue Préventique, écrit par le juriste Hubert Seillan.

[3]Article L4622-2 du Code du travail : Les SST ont pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. A cette fin ils conduisent des actions de santé au travail dans le but de préserver la santé physique et mentale des travailleurs tout au long de leur parcours professionnel.

[4] DIREECTE : Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi. CARSAT : Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail

[5] Loi du 8 août 2016, dite Loi Travail et décret du 27 décembre 2016

[6] Rapport Lecocq, Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée, 2018.

[7] Agences régionales pour l’amélioration des conditions de travail.

[8] La situation des services de santé au travail « autonomes », internes aux grandes entreprises est particulière : ils échappent à une partie de la réglementation et sont souvent épargnés par les projets de réforme. Ils dépendent directement des directions de l’entreprise, en principe sous le contrôle du CE/CSE.

[9] Médecin du travail, médecin du patron ? Pascal Marichalar, Les Presses de Sciences Po, 2014.

[10] Il y a d’autres facteurs, en particulier la faiblesse des analyses et des propositions revendicatives syndicales dans le domaine de la prévention et de la santé publique.

[11] Article L4624-9 du Code du travail : Lorsque le médecin du travail constate la présence d’un risque pour la santé des travailleurs, il propose par un écrit motivé et circonstancié des mesures visant à la préserver […]

[12] Rapport Frimat, sur la prévention des expositions aux agents chimiques dangereux, 2018. Rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les maladies professionnelles dans l’industrie, 2018.

[13] PRESANCE, anciennement CISME (Centre interservices santé et médecine du travail en entreprise) ;

[14] L’avenir de la médecine du travail. Avis présenté par Christian Dellacherie, CESE, 2008.

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Marie Pascual

médecin du travail retraitée, est membre de l'ANDEVA , de l'AMLP et de l'association Ramazzini . Elle assure la permanence Conditions de travail et santé du collectif Ne plus perdre sa vie à la gagner.