Une politique familiale pour tous et toutes
L’objectif de la modulation des allocations familiales a été, avant tout, de faire 700 millions d’euros d’économies sur la politique familiale dans le cadre d’une politique de réductions des dépenses publiques. Mais cette mesure a été présentée par ses défenseurs comme « un signal de gauche » pris au nom de la justice sociale. Elle nous force donc à nous interroger sur le modèle de protection sociale que notre pays veut promouvoir. D’autres prestations sociales sont certes déjà sous conditions de ressources. Certaines, comme le RSA, le sont par leur objet même. D’autres, comme par exemple le complément familial, l’allocation de soutien familial, ou la prime à la naissance, relèvent d’un choix politique. Cependant, la modulation des allocations familiales constitue un tournant car c’est à l’un des piliers de la sécurité sociale que l’on vient de s’attaquer.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, se mettent en place dans les grands pays capitalistes développés des systèmes inédits de protection sociale dont l’objectif explicite est le bien-être (welfare) de la population. Ainsi, la charte du Conseil national de la Résistance (CNR) indique qu’il faut mettre en place « Un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Certes, il y a loin de la coupe aux lèvres et des principes proclamés à leur réalisation concrète. Les principes fondateurs connaissent même un début de fléchissement puisque l’ordonnance de 1945 créant la Sécurité sociale, parle « des travailleurs et de leur famille » à la place des « citoyens » de la charte du CNR, le caractère universel de la protection semblant ainsi remis en cause puisque cette dernière est réservée aux travailleurs, et implicitement aux hommes. De plus, le « plan complet de sécurité sociale » prévu par le CNR n’a jamais vu le jour et il a fallu notamment attendre les années 1970 pour que se mette en place un système de retraite digne de ce nom. Mais l’essentiel y est préservé car la protection des individus y est considérée comme un droit. Comme l’indique Robert Castel : « La solidarité à leur égard n’est pas l’exercice d’une bienveillance facultative, mais la reconnaissance du fait qu’ils sont membres de la communauté nationale, et dès lors ont des droits [1] ». La question fondamentale n’est donc pas en premier lieu la hauteur de la protection considérée, cette dernière pouvant toujours être améliorée au fil du temps, mais le statut de la personne protégée. Est-elle un individu subordonné envers lequel s’exerce la charité, celle-ci pouvant être privée ou publique, ou un.e citoyen.ne pouvant revendiquer l’application de droits et leur renforcement ? Malgré le fait que les droits sociaux dont bénéficient les femmes, dont la majorité sont à l’époque hors du marché du travail, restent des droits dérivés, c’est le second terme de l’alternative qui s’impose peu ou prou, et avec nombre de difficultés, au sortir de la seconde guerre mondiale avec l’idée que c’est la puissance publique, et au premier chef l’État, qui doit garantir la protection de l’ensemble de la population dans une perspective de bien-être. Comme l’analyse Colette Bec, l’« ambigüité fondatrice [2] » de 1945 a été féconde.
Elle va cependant être progressivement mise à mal à partir du milieu des années 1980 par la mise en place d’un capitalisme actionnarial, la globalisation du capital et la logique de compétitivité. Le fonctionnement de l’État est soumis à une cure d’austérité quasi permanente et à une contre-révolution fiscale qui en réduit les moyens. Deux évolutions majeures en résultent pour la protection sociale. Tout d’abord, en matière de financement. Le double mouvement d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires, d’une part, et, d’autre part, la montée en puissance de la CSG, a abouti à une baisse de près de 17 points de la contribution des entreprises au financement du régime général de la sécurité sociale entre 1982 et 2009 [3]. Les récentes mesures prises par le gouvernement aggravent ce phénomène avec de nouveaux allègements de cotisations sociales et la suppression des cotisations familiales versées par les employeurs, compensés par une augmentation de la TVA et une réduction des dépenses publiques. Ce transfert financier, au bénéfice des employeurs et au détriment des ménages, s’accompagne, seconde évolution, d’un changement de paradigme en matière de conception de la solidarité. Sous le vocable « activation des dépenses passives », l’inconditionnalité de la solidarité est peu à peu remise en cause. Venant des États-Unis où elle était apparue sous le terme de workfare, cette politique dit vouloir rendre les individus responsables de leur propre sort.
Ce n’est plus la société, son fonctionnement, les rapports sociaux qui sont créateurs d’inégalité et de pauvreté, ce sont les individus qui se complairaient dans leur situation d’« assistés » et qu’il conviendrait de sortir de cet état. En pratique, il s’agit de les forcer à accepter des activités ne correspondant pas à leur qualification et nettement moins bien payées que ce à quoi ils pourraient prétendre, en contrepartie de versement d’allocations. Accompagnée d’un discours stigmatisant ceux qui seraient des assistés, cette orientation vise à remettre en cause le caractère universel et inconditionnel de la solidarité comme un des fondements de la citoyenneté sociale. Cette évolution est à mettre en rapport avec la flexibilisation accrue du marché du travail, le développement de l’emploi à temps partiel et l’abandon des politiques macroéconomiques visant à lutter contre le chômage, la pauvreté et les inégalités. L’objectif n’est plus, dans ce cadre, que les individus puissent trouver un travail stable, à temps plein, payé de telle sorte qu’ils puissent vivre correctement. Avec le workfare, c’est toute la conception de la protection qui est aujourd’hui en train de changer. Une nouvelle conception de la solidarité est aussi à l’œuvre avec la modulation des allocations familiales.
Deux types d’arguments sont employés pour justifier cette dernière mesure. Le premier est financier. Nous n’aurions plus les moyens de financer la même protection sociale pour tout le monde, il faut donc concentrer nos efforts sur celles et ceux qui en ont le plus besoin. Et de rappeler que le déficit de la sécurité sociale s’établit à 15,4 milliards en 2014. Or la Cour des comptes, dans un rapport publié en septembre 2014 [4], vient d’indiquer que la fraude des entreprises aux cotisations sociales serait comprise entre 20 et 25 milliards d’euros. Au-delà donc d’une conjoncture économique plombée par les politiques d’austérité, et qui est la principale responsable des difficultés actuelles de la sécurité sociale, une lutte sans merci contre la fraude sociale permettrait de régler les problèmes de financement de la sécurité sociale. Mais à l’argument financier s’ajoute l’argument de la justice sociale. Il serait incohérent que les prestations versées soient indépendantes du revenu. L’égalité serait contraire à l’équité. Cet argument possède une part de vérité indéniable et l’égalité réelle peut parfois supposer des inégalités juridiques. C’est d’ailleurs le principe d’affirmative action mis en place aux États-Unis pour lutter contre les discriminations raciales et que les conservateurs américains ne cessent de remettre en cause. Le principe même de l’impôt progressif repose sur l’idée d’équité. Chacun contribue d’autant plus que son revenu est élevé et l’équité est d’autant plus grande que le nombre de tranches est important. Un traitement inégalitaire permet d’atteindre plus de justice sociale. De même, la puissance publique peut être amenée à prendre des mesures volontaristes (système de quota, parité imposée, etc.) pour lutter contre les discriminations vécues par les femmes et avancer vers une égalité réelle. Mais ici, il s’agit, in fine, d’en finir avec une protection sociale généralisée basée sur la solidarité et de la transformer en aide sociale pour les plus démunis.
Or, en se focalisant sur les pauvres par des mesures spécifiques, on les enferme dans cette catégorisation, ce qui rend plus facile leur stigmatisation, et on réduit la politique sociale à la charité publique. De plus, et surtout, cette orientation revient à faire financer les allocations des pauvres par les classes moyennes. Il y a là un risque sérieux de rupture entre ceux qui financent la protection sociale et ceux qui en bénéficient. Ainsi, rien ne dit que demain d’autres branches de la sécurité sociale ne seraient pas concernées. Pourquoi par exemple conserver le même remboursement des soins pour des individus ayant des revenus différents ? Cette logique est destructrice car elle aura pour conséquence d’aggraver les oppositions au sein de la population. Elle poussera celles et ceux qui en auront les moyens à se détourner de la sécurité sociale pour aller vers des assurances privées. Elle aboutira à un délitement de la sécurité sociale. Le refus de payer pour les pauvres s’amplifiera, les prestations qui leur seront versées diminueront selon l’adage bien connu « droits des pauvres, pauvres droits ». Il faut donc le redire avec force : un système de protection sociale ne trouve sa légitimité que s’il bénéficie à toutes et tous. L’universalité, et donc l’égalité de la prestation, sont les conditions de sa pérennité. Les allocations familiales doivent appliquer le principe universaliste selon lequel tout enfant a un droit égal à être pris en charge de la même façon par la société.
La réduction des inégalités sociales n’en est pas moins urgente. Mais, c’est fondamentalement le rôle de la fiscalité que de mettre en œuvre une politique de redistribution [5]. Une réforme fiscale redonnant tout son sens à la progressivité de l’impôt peut en être l’instrument. De la même manière, elle doit intégrer l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes et pour cela, remettre en cause le dispositif du quotient conjugal, dont il a été montré le caractère inégalitaire et discriminatoire envers les femmes [6]. La fiscalité, si elle ne peut pas tout faire, est néanmoins un outil puissant au service d’une société plus juste.
[1] In L’avenir de la solidarité, Robert Castel, Nicolas Duvoux, PUF, 2013, page 7.
[2] La sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Colette Bec, Editions Gallimard, 2014, page 132 et suiv.
[3] Programme de qualité et d’efficience “financement”, PLFSS 2011.
[4] Cour des comptes, septembre 2014, Sécurité sociale. Rapport sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale, chapitre IV, page 125 et suiv.
[5] Voir Un impôt juste pour une société juste, Fondation Copernic, Christiane Marty (coord.), Editions Syllepse, 2014.
[6] Voir « Fiscalité des ménages : pour une remise à plat du quotient conjugal », www.fondation-copernic.org/spip.php?article1087
- Une politique familiale pour tous et toutes - 15 mai 2020
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