D’une fièvre jaune à une colère rouge
« Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir. Il faut encore le pousser. »
Frédéric Nietzsche
Une colère qui vient de loin et qui s’étend
Cette rupture, elle travaille déjà différents secteurs de la société depuis la mobilisation contre la première loi travail de 2016 :
- dans la jeunesse, ou plutôt les jeunesses, que ce soit celle de Nuit Debout ou lycéenne ;
- dans les quartiers populaires, avec les émeutes de 2017 suite à l’affaire Théo et le fait qu’ils ont pris symboliquement la tête de la manifestation parisienne « Marée populaire » du 26 mai 2018 ;
- dans le monde du travail, au travers de la constitution, dès 2017 du Front social, et de la longue grève SNCF de 2018 ;
- chez les retraité.es, dont un grand nombre sont Gilets jaunes, avec des manifestations fournies à la suite de l’augmentation de la CSG ;
- chez les femmes, avec le relatif succès de la grève des femmes le 8 mars et l’explosion planétaire du mouvement #MeToo ;
- dans les ZAD, avec Notre-Dame-des-Landes, première preuve que la détermination peut mettre en échec le gouvernement, et à Bure en dépit d’une répression policière délirante.
Ces mobilisations présentent également des traits similaires : une libération inédite de la parole, une critique acerbe des médias, une utilisation experte des réseaux sociaux dont les pétitions en ligne, le refus marqué de la verticalité, une appétence pour les méthodes issues de la lutte des classes.
Un rapport assumé à la violence
La mobilisation des Gilets jaunes se caractérise, outre son aspect auto-organisé, par :
- l’occupation permanente ou régulière d’axes routiers, ainsi que de zones industrielles et commerciales, parfois en lien avec les salarié.es des entreprises concernées (toutes choses que le mouvement syndical a faites en 2010 et en 2016, la grève en plus),
- l’organisation de manifestations non autorisées, dans des lieux inhabituels (on est bien loin des rituels défilés syndicaux, et plus encore de la manifestation en rond du 24 mai 2016 à Bastille).
Ces actions ont occasionné des pertes économiques importantes (il est question de 2 milliards pour le seul secteur du commerce) qui ont contribué au rapport de force à l’encontre du pouvoir. Mais aussi, des affrontements de grande ampleur avec les forces de l’ordre, en dépit d’un déploiement et d’un niveau de répression inouïs ; le saccage de symboles du capitalisme, dont les banques et les multinationales qui se soustraient à l’impôt.
Sur ces deux derniers points, on retrouve la dynamique du cortège de tête, née en 2016 et dans laquelle des militant.es syndicaux se reconnaissent également. Ce qui est remarquable, c’est que c’est le plus souvent « Monsieur et Madame Tout-le-Monde » qui sont à la manœuvre ˗ le profil des interpellé.es à la suite des manifestations parisiennes est à cet égard instructif ˗ ce qui explique que le mouvement demeure majoritairement populaire en dépit de ses excès. On peut en conclure que la conflictualité s’exerçant plus difficilement dans les entreprises, bien qu’on observe un regain1 en leur sein, elle se déplace dans la rue pour devenir une grève sociale, où tous ceux et toutes celles qui sont privé.es de l’exercice de ce droit, tel.les les salarié.es des TPE et des PME ou encore les retraité.es, peuvent exprimer leur révolte. Et, plus que le nombre de participant.es, c’est aussi le degré d’engagement qui fait la différence (souvenons-nous des millions de manifestant.es de 2010 et de 2016, qui n’ont pas fait fléchir les dirigeants politiques de l’époque).
La flèche est lancée
Macron n’a lâché sur la taxe carbone, puis sur quelques mesures sociales accompagnées d’un acte de contrition et de la promesse de changer de pratique politique, que dans le cadre d’un repli tactique, comme le montre la teneur des vœux présidentiels. Sa dynamique a bel et bien été brisée, ce qui rend épineuse la poursuite des contre-réformes, met à mal son autorité au sein de son camp et au service des classes dirigeantes qui se sont senties menacées, y compris physiquement.
Le mouvement syndical est lui, non seulement resté en marge de cette agitation, qui non seulement perdure mais cherche à se structurer, mais ses principaux dirigeants sont même venus au secours du pouvoir qui vacillait2. Sous peine de se discréditer davantage, il doit :
A court terme, impulser des grèves, en particulier sur la question des salaires, pour que l’esprit des Gilets jaunes rentre dans les entreprises et les services : la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat et des augmentations de salaire pour tous et toutes, idem pour tous les fonctionnaires… et pas seulement les policiers !
A moyen terme, appuyer la constitution d’assemblées populaires locales (un appel des Gilets jaunes de Commercy3 a été lancé en ce sens, suivi d’une réunion sur place en janvier 2019 de dizaines de collectifs et a connu un élargissement encore plus conséquent en avril dernier à Saint Nazaire). Ce n’est pas par la voie du Grand débat national, avec ceux et celles qui sont à l’origine des problèmes, ni d’un retour aux urnes, ni même du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) que les revendications d’un meilleur partage des richesses seront satisfaites. Au contraire, le gouvernement est prêt à en reprendre à son compte pour se relégitimer (pour ou contre un régime unique de retraite par exemple), tout en incitant à la constitution d’une liste Gilets jaunes aux élections européennes.
A long terme, organiser le monde du travail tel qu’il est : la composition sociologique des Gilets jaunes, confirmée par diverses études, met cruellement en lumière le fait que le syndicalisme n’organise plus que le personnel à statut (transports, industrie, fonctionnaires ou encadrement), quitte à virer au corporatisme, et, depuis quelques années, les plus précaires, en particulier par le volontarisme de la CGT, de la CNT et de Solidaires (travailleurs/euses sans-papiers, nettoyage, restauration rapide etc.). Comme syndicalistes, nous n’avons pas à être prudes quand les cabanes sur les ronds-points deviennent des lieux de sociabilité tout comme nos Bourses du travail devraient l’être, face à l’action directe des travailleurs/euses, à une parole ouvrière ou à la place donnée aux femmes dans la conduite du mouvement. Mieux, en tant que force organisée, nous avons aussi à apporter notre expérience de lutte contre la répression. Il nous faut s’adresser au cœur du salariat, éloigné des grands centres urbains, qui se situe désormais dans les plus petites entreprises, chez les intérimaires, le personnel médico-social ou la petite Fonction publique, mais aussi la montée en puissance des auto-entrepreneurs/euses, ce qui passe par un renforcement de la présence syndicale sur le plan local et le redéploiement des moyens humains et financiers sur le terrain.
Après quelques hésitations, l’Union syndicale Solidaires, par son positionnement original de soutien à ce conflit4 et la participation de plusieurs de ses structures aux mobilisations, peut devenir le fer de lance d’une telle politique. Quand le mouvement des Gilets jaunes, qui part des tripes, rencontrera la « tête », soit le mouvement ouvrier, seul à même de généraliser les grèves pour bloquer la production et pas seulement les flux, au travers des cadres de discussions démocratiques et d’un respect mutuel éprouvé dans la chaleur de la lutte, tout sera alors possible.
Parmi les Gilets jaunes : une intervention syndicale
Le syndicat SUD Commerce a fait le choix de participer à toutes les manifestations parisiennes des Gilets jaunes, depuis l’acte II du 24 novembre 2018 sur l’avenue des Champs Elysées, jusqu’à aujourd’hui ; y compris en appelant à la grève à plusieurs reprises, pour couvrir ses adhérent.es et les salarié.es de ses professions qui souhaitaient les rejoindre Dès le début, nous avons pris le parti de venir en chasuble syndicale, d’abord celle violette de l’Union syndicale Solidaires, puis avec nos propres gilets vert et rouge qui reprennent les couleurs de notre drapeau. Nous avons eu vite droit à beaucoup de remarques peu amènes sur les syndicats, mais toujours en faisant la différence entre leurs dirigeants, accusés d’inaction voir de compromission avec le pouvoir, et la base ; mais aussi des remerciements d’être venu.es et des demandes d’éclaircissements telles que « Sud-Solidaires ou un syndicat, c’est quoi ? » ou bien « Vous aussi, vous êtes contre Macron ? » Nous avons ressenti une grande détermination parmi les manifestant.es, souvent venu.es de loin, avec « Macron, démission ! » pour leitmotiv.
La présence marquée de l’extrême-droite dans les premières manifestations, voire sa tentative de mainmise sur le mouvement dépeint comme conservateur, a été un frein à son élargissement. Alors que les préjugés à l’égard de l’immigration sont anecdotiques parmi les préoccupations exprimées par les Gilets jaunes, une certaine confusion existe pourtant en leur sein : pour notre part, nous avons eu droit, hormis une provocation isolée d’un suprématiste, à quelques quenelles ainsi qu’à des manifestant.es qui portaient le gilet commercialisé par Dieudonné reprenant ce geste. Mais le seul fait d’entonner la Marseillaise5 ou d’arborer un drapeau français signifient-ils qu’on fait partie de cette famille politique ou bien ne faut-il pas les apprécier dans leurs sens originels, qui renvoient à l’imagerie des sans-culottes et des émeutes parisiennes du 19ème siècle en faveur de la République sociale ?
Les 8 et 15 décembre 2018, nous avons participé, avec plusieurs milliers d’autres personnes, à l’appel, entre autres, du collectif Intergares, des postiers en grève du 92, du comité Vérité pour Adama, du Nouveau Parti Anticapitaliste et de Solidaires, à un cortège anticapitaliste depuis la gare Saint-Lazare, entravé à chaque fois par la police pour éviter la jonction avec les Gilets jaunes (la CGT organisait en parallèle son propre départ depuis l’Hôtel de ville). L’agression du cortège du NPA par des nervis d’extrême-droite lors de l’acte XI, le 26 janvier 2019, aura eu pour seule vertu de hâter la constitution d’un pôle « lutte des classes » dès les manifestations suivantes : composé, outre de camarades de cette organisation, de celles et ceux d’Alternative Libertaire, du Front social et de Solidaires, avec leur service d’ordre respectif pour faire échec à toute nouvelle attaque fasciste, puis rejoint par l’Union départementale parisienne de la CGT et des élu.es de la France insoumise, il a regroupé jusqu’à plusieurs centaines de militant.es, assurant ainsi une coloration de classe au cortège, que ce soit au travers des slogans repris en chœur, ou des inscriptions sur les gilets et les pancartes. Nous tirons de notre participation à ces manifestations la certitude que nous ne sommes qu’au prologue d’une explosion sociale majeure et que crier depuis des lustres « ça va péter ! » dans nos manifestations et ne pas être là le jour où ça arrive, c’est non seulement paradoxal mais critiquable : en effet, si les Gilets jaunes plient sous le poids de la répression, dont nombre d’entre eux et elles font pour la première fois l’expérience au même titre que celles de la mobilisation et de la solidarité, nous pourrions avoir droit à notre tour à notre moment Orban ou Bolsonaro…
1 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/article/les-greves-en-2016
2 Voir la déclaration CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, FSU du 6 décembre.
3 Voir dans Les utopiques n°10, printemps 2019.
4 Par exemple : https://solidaires.org/Manifester-en-masse-pour-faire-ceder-le-gouvernement
5 « La Marseillaise est le chant qui fait bouillir le sang dans les veines, qu’on chante avec des pleurs et du feu dans les yeux, avec un cœur bravant la mort. » (Thomas Carlyle).
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