Le bel Après Mai du féminisme
Le Mouvement de libération des femmes (MLF) a donné une nouvelle jeunesse à la pensée de Simone de Beauvoir en inscrivant la conscience de l’inégalité sociale entre les sexes, dans le schéma dominant du marxisme. Il y a ajouté l’objectif de Libération parla lutte collective, tout en adoptant le style, spectaculaire et provocateur, joyeux, insolent du joyeux mois de Mai.
Le MLF : héritier de Mai 68
Des mouvements féministes ont émergé dans les années 1960 et 1970, à la suite des mouvements étudiants, dans de nombreux pays occidentaux, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, au Danemark, aux Pays-Bas. Puis en France en 1970. En Espagne comme au Portugal, le mouvement des femmes a attendu le renouveau démocratique.
Le MLF a été la forme particulière prise par le féminisme dans le contexte politique de l’après Mai français. Il en a repris et développé les conceptions politiques, la définition large du politique, le radicalisme, l’utopie, le messianisme.
« Tout est politique »,disait-on en Mai 68, pour signifier que le politique n’est pas un domaine séparé de la vie, ni l’affaire de professionnel-les ; que tout peut être mis en question, la politique, les rapports sociaux,mais aussi la vie quotidienne, la culture, la philosophie. Il s’agit de « changer la vie ». « Le personnel est aussi politique », répète le MLF, signifiant que les rapports personnels, privés sont aussi des rapports sociaux : rapports domestiques mais aussi affectifs et sexuels. Politiques parce que collectifs, même s’ils se jouent le plus souvent dans des relations interindividuelles. Politiques parce qu’il ne peut y avoir de solutions individuelles.
Dans une perspective radicale, il n’est pas question d’améliorer la condition des femmes dans la société, d’obtenir plus de droits, plus d’égalité ; mais de changer la société, qui repose sur l’oppression et l’exploitation des femmes. L’utopie, c’est de ne pas accepter la situation actuelle comme une réalité à laquelle il faudrait s’adapter, d’affirmer que tout est possible et qu’il n’y a pas à choisir et à renoncer. Et le MLF reprend à son compte le messianisme du mouvement ouvrier en proclamant « en se libérant, les femmes libéreront l’humanité toute entière ».
Répertoire d’action
L’ héritagede Mai 68 est visible dans les formes d’organisation choisies parle MLF, dans ses répertoires d’action : le caractère festif de la contestation, le style spectaculaire et provocateur, la transgression, l’humour corrosif, l’insolence, la dérision. Provocation pour forcer le « système » à dévoiler sa véritable nature, répressive mais camouflée tant qu’il y a consentement ; défis aux pouvoirs établis. Plus que de longues démonstrations, les slogans chocs permettent de passer le mur des médias en ce temps d’avant les réseaux sociaux.
C’est ainsi que le 21 août 1970 une dizaine de femmes a déposé une gerbe à la femme du soldat inconnu : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme », et encore « Un homme sur deux est une femme ». En octobre, c’est quarante femmes, enchaînées aux grilles de la prison de la Petite Roquette : « Nous sommes toutes des prisonnières ». Les minorités actives compensent leur faible nombre par la force du symbole et leur détermination, dès lors qu’elles parviennent à déplacer d’importantes forces de police et à les narguer pour offrir aux médias de belles images. Car, grâce aux petits écrans, la mise en scène de la violence est plus efficace que la violence réelle, et tellement plus appropriée au rapport de forces. En novembre, c’est la perturbation des « Etats généraux » du magazine Elle où un contre-questionnaire est distribué :« Qui est le plus apte à décider du nombre de vos enfants ? Le pape qui n’en a jamais eu ? Le président qui a de quoi élever les siens ? Le médecin qui respecte plus la vie d’un fœtus que celle d’une femme ? Votre mari qui leur fait guili-guili le soir en rentrant ? Vous qui les portez et les élevez ?»
Si Mai 68 a été une « crise du consentement à l’ordre établi », la lutte pour l’avortement libre en est un exemple caractéristique. Le combat apparaît bien comme politique, puisqu’il affronte directement l’Etat en transgressant publiquement la loi contestée. Il revendique une liberté individuelle : la « Libre disposition de notre corps », en faisant appel à la répression. La publication en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur du Manifeste des 3431 a lancé le débat sur la place publique, fait éclater le scandale de l’avortement, mettant l’Etat au défi d’appliquer ou d’abolir une législation anachronique, hypocrite, inégalitaire. Puis il y a eu la Marche du 21 novembre 1971, les journées de « dénonciation des crimes contre les femmes » à la Mutualité en mai 1972… Il y a eu le Procès de Bobigny en1972, détourné en procès de la Loi de 1920.
En 1973, 331 médecins signent un Manifeste, déclarant qu’ils pratiquent des avortements. Le MLAC2, créé pour les défendre contre d’éventuelles poursuites judiciaires, cède devant l’ampleur des demandes d’avortements, organise des voyages collectifs vers la Hollande, l’Angleterre. Puis il introduit en France la méthode d’avortement par aspiration et pratique des avortements, d’abord clandestins puis de plus en plus publics. Alors la loi de 1920, publiquement transgressée, tournée en ridicule, doit être changée. La tâche est confiée à Simone Veil par le Président Valéry Giscard d’Estaing nouvellement élu. Il faut faire accepter la réforme à une majorité parlementaire résolument hostile ; mais la loi a pu être votée grâce au soutien unanime de l’opposition de gauche, socialiste et communiste. La loi Veil, malgré ses limites, consacre le droit des femmes à décider l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Elle est adoptée pour 5 ans. Lors du nouveau vote en 1979, c’est encore la gauche qui fournit le gros des voix pour la rendre définitive. Lorsqu’elle-même est arrivée au pouvoir en 1981, il ne lui reste qu’à adopter le remboursement de l’IVG.
Tous les mouvements féministes des années 1960 et 1970 ont eu pour enjeu principal la liberté de l’avortement. La lutte a été plus forte en France, l’affrontement symbolique et la victoire plus grande ; sans doute parce qu’elles s’inscrivent dans le conflit politique qui en France oppose traditionnellement deux vastes camps autour de la laïcité. Le MLF a mené d’autres combats pour la liberté de disposer de son corps : contre le viol, les violences conjugales… Il a connu d’autres succès, mais pas aussi spectaculaires que pour l’avortement.
Le MLF, héritier rebelle de Mai 68
C’est par la rupture avec le gauchisme dont il venait que le féminisme a le plus nettement prolongé Mai 68. Rupture manifestée d’abord parla non-mixité, qui a été son acte fondateur. En mai 1970, à l’université de Vincennes, une réunion ouverte aux femmes seulement est troublée par des gauchistes. La polémique qui s’ensuit et les arguments inacceptables des hommes convainquent de la justesse du choix : « Seule l’opprimée peut analyser et théoriser son oppression et par conséquent choisir les moyens de la lutte ».
La non-mixité a été pour les femmes une découverte : la parole est plus facile, la solidarité évidente avec le sentiment d’avoir vécu les mêmes problèmes, de partager une situation d’oppression commune. Le personnel et le collectif coïncident dans une quête d’identité éclairée par les mots de Simone de Beauvoir :« On ne naît pas femme, on le devient ».
La rébellion des filles de Mai s’exprime aussi dans la critique du gauchisme. Celui-ci, disent-elles, reproduit en son sein ce qu’il dénonce : la délégation de pouvoir, la hiérarchie, la division sexuelle du travail militant (les hommes au micro, les femmes à la ronéo), la supériorité des spécialistes/théoriciens (sur ceux/celles qui connaissent l’oppression parce qu’ils/elles la vivent). Le MLF y oppose l’expérience vécue et la nécessité d’être soi-même l’objet de sa propre lutte. Il invente une nouvelle façon de militer : non plus « au service des autres » (le prolétariat ou les peuples opprimés) ; mais pour soi et à partir de soi : « On ne peut pas libérer un/e autre, il faut qu’il/elle se libère ». Et rien ne peut justifier la prétention des « avant-gardes autoproclamées ». Alors la libération n’est plus un projet, un objectif lointain, mais un processus en œuvre, une fête. Les moyens classiques de la révolution : le programme, le dogme, le parti, perdent leur utilité.
Le féminisme et la crise du gauchisme
Quelle responsabilité du féminisme dans la crise du gauchisme et de l’espoir révolutionnaire à la fin des années 1970 ? Sans doute participe-t-il du mouvement de critique du marxisme en affirmant qu’il n’y a pas un groupe social – le prolétariat- qui serait à lui seul porteur de la révolution ; mais que chaque groupe social doit choisir ses enjeux et ses moyens de lutte. Il apporte une vision plus complexe de la réalité sociale et des rapports de pouvoirs.
Il ne faut pas pourtant exagérer son influence. On la constate dans les débats internes des courants politiques les plus proches, les maoïstes de Vive la Révolution (VLR) ou les trotskystes de l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR) ou de la Gauche ouvrière et paysanne (GOP). Mais d’autres tendances importantes de l’extrême gauche d’après Mai 68, comme la Gauche Prolétarienne (GP) semblent y avoir échappé. Le féminisme lutte des classes a irrigué d’autres groupes et contribué à leur renforcement. Dans les entreprises, dans les syndicats, il a imposé la prise en compte de nouveaux enjeux.
C’est le climat politique qui a changé au cours des années 1970 : la crise économique, allant de pair avec une crise des valeurs, des idéologies… La situation géopolitique provoque l’effondrement de l’idéal marxiste avec la fin de la guerre du Vietnam et ce qui a été nommé l’effet Soljenitsyne3. Et beaucoup de militants et militantes se sont arrêtés, refusant les dérives terroristes allemandes ou italiennes.
Crise du mouvement des femmes
Le féminisme est entré à son tour dans cette crise du militantisme et de l’idéologie révolutionnaire. Décrétant que tout le problème vient de « la politique des mecs » (rapports de pouvoir et de domination, violence, sectarisme, manipulation) ;postulant naïvement qu’entre femmes cela disparaîtrait de soi-même, il s’en est cru protégé par sa critique du totalitarisme, son insistance sur l’individu dans le collectif, du privé dans le politique. L’utopie avait aidé à l’explosion créatrice du Mouvement ; elle s’est ensuite figée en dogme, empêchant toute adaptation à une réalité qui changeait. Le MLF avait remporté de grands succès, avec le vote de la loi Veil, de celle sur le viol ; ses thèmes, ses analyses étaient repris dans les médias ; les problèmes qu’il avait soulevés étaient pris en compte, en même temps que détournés, par les politiques, les partis, les syndicats, les institutions nationales et internationales. Loin de voir une victoire idéologique dans les évolutions de la société qu’il avait impulsées, il criait à la récupération. Paralysé par sa crainte du réformisme, il continuait à dénoncer, à refuser toute négociation. Il portait encore le flambeau de 68 et des valeurs collectives quand le mouvement social avec lequel il avait pu les partager avait pratiquement disparu. Après le dynamisme des années 70, le féminisme a connu un reflux dans tous les pays, avec des différences selon les particularités nationales. Il n’y a pas eu en France de réaction violente comme aux Etats-Unis avec la nouvelle droite depuis l’ère Reagan, les acquis n’ont guère été menacés, même s’il a fallu les défendre quand la droite est revenue au pouvoir. Le backlash4 s’est exprimé par le dénigrement des féministes et l’invalidation de leurs propositions.
Le mouvement des femmes a sans doute été la partie la plus durable de Mai 68, celle qui a produit les changements les plus évidents dans la société. Il a accompagné un bouleversement de l’image des femmes et des modèles familiaux et sexuels. C’est que les conditions étaient favorables, et que l’action de minorités agissantes trouvait un large écho auprès de femmes moins radicales mais désireuses de changer quelque chose à leur vie, de mieux concilier vie professionnelle et responsabilités familiales.
Tandis que l’écho de Mai 68 faiblissait, le féminisme s’est reconverti. Il s’est fondu dans d’autres mobilisations, dans toutes sortes de projets politiques, sociaux ou culturels. Il est présent désormais, même si c’est discrètement, dans une grande partie du panorama politique, qui l’adapte à sa vision du monde et des rapports entre les femmes et les hommes. Intégré aux institutions, il fait l’objet de politiques publiques ou du moins de promesses électorales.
Le féminisme est traversé par tous les débats de société et des controverses politiques successives auxquelles il apporte un éclairage novateur. Cinquante ans après l’événement qui lui adonné sa singularité, le MLF reste une sorte de modèle. On se positionne par rapport à lui, en continuité et en rupture, oubliant souvent de faire référence au contexte politique, lui opposant des exigences anachroniques.
Notre génération d’héritières rebelles de Mai 68 se doit de transmettre l’héritage. Chaque génération conserve certes un droit d’inventaire ; à condition que celui-ci soit loyal. Il faut faire le tri des spécificités liées à l’époque et des acquis indispensables, inscrits dans une histoire cumulative, qu’il faut défendre contre les tentatives de retour en arrière, nombreuses en ces temps de régression sociale. Ainsi de la légitimité politique du féminisme conquise de haute lutte au sein d’un mouvement social de grande ampleur, qu’il s’agit de confirmer. Le féminisme, c’est-à-dire la lutte des femmes, pour elles-mêmes, en lien avec d’autres mobilisations collectives mais refusant toute subordination, possède sa propre légitimité.
Françoise Picq.
1 343 femmes françaises qui ont eu le courage de signer le Manifeste, « Je me suis fait avorter ».
2 Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception.
3 Du nom de l’écrivain et dissident soviétique, Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) dont les œuvres et l’expulsion d’URSS en 1974 contribuèrent à faire connaître la réalité du « socialisme réel » (que bien d’autres avaient dénoncé auparavant, mais sans bénéficier des mêmes relais au sein du monde capitaliste, car se situant dans le camp du mouvement ouvrier).
4 Signifie « contrecoup » en anglais ; Susan Faludi, « Backlasch ; la guerre froide contre les femmes », Editions Des femmes, 1993.
- Le bel Après Mai du féminisme - 10 décembre 2018