Mai 68 : se révolter, filmer !

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Révolte et cinéma ont toujours été, pour moi, inextricablement mêlés. Je ne saurais dire ce qui est premier : mon désir de filmer ou ma révolte devant les injustices du monde ? Mes premiers émois cinématographiques sont attachés au cri du matelot de« Potemkine » -« FRÊRES ! » (sur toute la surface de l’écran) – face aux fusils pointés sur la bâche linceul recouvrant les mutins. Ou l’œil exorbité de la mère remontant les escaliers d’Odessa -son enfant mort dans les bras – face aux baïonnettes descendant au pas cadencé… Ou encore la découverte de cette épopée – qui restera mon film fétiche – « Le dieu noir et le diable blond» de Glauber Rocha. Comme jouait si justement avec les mots Godard dans ses « ciné-tracts » de mai 68 : dans le mot « REVolution» il y a « RÊVE » !

Le cinéma a littéralement épousé les révolte(s) du siècle. Tout le cinéma moderne est construit sur la peur de perdre la mémoire de l’abomination de ce siècle : « la Shoah ». De ce point de vue, filmer, c’est se révolter contre l’oubli, c’est tenter de capter un instant de vie unique – gravé à jamais dans 24 images par seconde – et qui défie la marche de la mort. Pour moi, capturer l’instant fugitif d’un rire, d’un éclat de regard qui ne se reproduira jamais plus, c’est défier la mort. La jubilation originelle de l’acte de filmer, elle est là : dans cette résistance prométhéenne à la mort. Filmer, c’est ressusciter les morts.

Impossible de m’engager sur un film si, par delà toutes ses justifications, au-delà des mots, il n’y a pas cette RAGE première de vouloir déchirer les apparences, de donner à voir le monde autrement, de résister, par l’acte de filmer, au formatage de la pensée et de l’ordre dominant. Mon histoire passionnelle avec le cinéma, celle qui me permet de vivre, est indissociablement liée à cette révolte contre tous les académismes, tous les formatages, toutes les oppressions du siècle. Ne pas oublier, comme toute ma génération, que nous avions 20 ans avec l’éclosion de la «Nouvelle Vague » (et la découverte du « cinéma direct » des caméras synchrone 16 mm) partant à l’assaut du modèle aseptisé du cinéma « qualité française » : nos maîtres à penser s’appelaient Godard, Truffaut, Marker… et Fassbinder (ah le choc du « Droit du plus fort » !), Pasolini, Bellochio, Ray, Loach, Watkins, etc. Ils sont légion, les rebelles du cinéma !

Vivre la révolte de lintérieur

En mai 68, le cinéma français s’était constitué en « Etats Généraux » pour refaire le monde (et accessoirement le cinéma). Avec des dizaines d’autres réalisateurs et techniciens nous avions très vite compris qu’il ne suffisait pas de vivre notre révolte dans les assemblées enfumées de la rue de Vaugirard, qu’il fallait aller avec nos caméras dans les rues, les usines occupées, pour nous faire les témoins, les porte-voix, des ouvrier.es et étudiant.es en grève : des dizaines de films en naquirent…

Toutefois, sortir du quartier latin pour aller filmer Renault Flins, ne me suffisait pas. Après avoir réalisé « Oser lutter, oser Vaincre » j’ai compris que je trichais en parlant de réalités que je ne connaissais pas vraiment de l’intérieur. Si je voulais être en accord avec moi-même, il fallait que je change de conditions de vie: que je vive la réalité de l’usine. J’ai donc travaillé 8 ans (jusqu’en 79), à l’usine Alsthom de St Ouen comme Ouvrier spécialisé. J’y ai appris énormément, je n’ai pas l’ombre d’un regret, sinon celui d’avoir autant nié le cinéma durant ces années (je ne suis quasiment plus allé au ciné durant dix ans !). Alors que cet engagement à l’usine était précisément une révolte de cinéaste : Rossellini l’avait si bien filmé dans« Stromboli »ou « Europe 51» … C’était au fond un engagement esthétique : le plaisir «d’être avec », de briser l’écran qui sépare, d’aller,au-delà des apparences et des clichés, voir de quoi était fait le réel. Et cela donna « Le dos au mur », six semaines de grève avec mes potes de l’usine Alsthom occupée. Un film de famille en quelque sorte.

Mais comment filmer autrement la révolte ? Il ne s’agissait pas seulement de prendre pour sujets des révoltes sociales, encore fallait-il trouver une forme qui rompe avec l’esthétique dominante. Toujours l’obsession du cinéma ! L’obsession de trouver une forme par laquelle la révolte dynamite l’esthétique.« Ne dites jamais c’est naturel, afin que rien ne passe pour immuable !» (Bertolt Brecht). Comment briser avec le naturalisme qui englue notre regard, comment rendre actif le spectateur consommateur ? J’avoue avoir passé une vie à chercher cette forme éclatée, ouverte, kaléidoscopique ; cette fameuse « unité des contraires » : les contre-points image/son, les cadrages en conflit avec les couleurs, l’épaisseur intime des êtres en conflit avec l’universalité de la fable qui les traverse (les traces de l’Histoire). Trouver une forme épique à travers de destins individuels pour rendre visible une Histoire collective : celle d’une génération, d’une époque. Fabriquer de l’épopée à partir de l’intime : là est mon paradoxe.

Pour une esthétique de la révolte

Toujours cette rage : ne pas être là où le cinéma est attendu, brouiller les perceptions toutes faites, placer le spectateur et la spectatrice au cœur du kaléidoscope de l’œuvre, qu’il ou elle soit littéralement obligé.e de faire un bond hors de son siège, pour recoller, lui-même ou elle-même, les morceaux contradictoires; qu’il ou elle trouve le chemin caché du sens. Briser son statut de consommateur pour le rendre acteur de sa propre histoire, le cinéma n’étant finalement qu’un outil pour l’aider à laver son regard.

Depuis une trentaine d’années, j’ai choisi de mettre ma caméra là où la parole des exclu.es n’était plus audible, celles et ceux que nos médias pointent du doigt en les stigmatisant en permanence de « voyous », « racailles » ou « sauvageons » (vocable détestable inventé par un Ministre de l’Intérieur « de gauche » !) pour fabriquer de nouveaux boucs-émissaires faisant peur aux classes moyennes afin de mieux justifier la politique du «tout sécuritaire » (de la « tolérance zéro ») sur laquelle surfent des politicien.nes démagogues en périodes électorales.

«Faire kifer les anges», « Génération hip Hop », « On  n’est pas des marques de vélo», « Allez yallah !», « 93 la belle rebelle » … cinq étapes, cinq épisodes, cinq facettes d’une même résistance : celle des ghettos urbains, où se dansent et se chantent la vie, les couleurs, les espoirs d’un peuple et d’une jeunesse qui vomit cet apartheid rampant de la société française. Du cinéma pour redonner une parole (et une image) aux exclu.es des médias : démonter cette mécanique sournoise criminalisant la pauvreté.

Derrière la « mousse médiatique », la réalité d’une discrimination d’Etat qui perdure. Comment vouloir que les jeunes des quartiers populaires puissent avoir la moindre confiance en la parole des hommes politiques et de la République ? Où est l’Egalité devant la Loi dans ce pays ? Le cinéma, ultime résistance contre le mensonge médiatique qui endort nos consciences.

Oui, plus que jamais, se révolter c’est filmer !

Jean Pierre Thorn.

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Jean Pierre Thorn

Jean-Pierre Thorn a 21 ans lorsqu’il arrive à Paris au début de 1968 ; il s’engage dans un comité Vietnam de base. En mai, il est immédiatement partie prenante des « États généraux du cinéma français » et fait partie de la « commission production » qui réunit des dizaines de technicien.nes en « grève active » pour aller filmer les luttes. Il tourne son premier long métrage « Oser lutter, oser vaincre, Flins 68 », dans l’usine en grève. De 1971 à 1978, il travaille à l’usine Alsthom de Saint-Ouen ; il milite au sein de la section syndicale CFDT. En 1979, il filme la grève avec occupation qui se déroule dans cette même usine ; « Le dos au mur » sort un peu plus d’un an après. Jean-Pierre Thorn poursuit ses activités de cinéaste, militant, avec le statut d’intermittent du spectacle jusqu’en 2009, puis comme retraité.