Est-il encore possible de penser l’aménagement des villes africaines ?
Les villes africaines offrent aujourd’hui une particulière résistance à la pensée d’aménagement, je dis bien à la pensée même de l’aménagement, et évidemment conséquemment à sa réalisation. Pour les besoins de notre essai nous nous contenterons de nous référer à l’aménagement très ordinaire d’une extension urbaine tout à fait banale, d’une ville moyenne, en Afrique de l’Ouest. C’est une autre façon de traiter de la crise du foncier urbain africain.
Il existe plusieurs obstacles à la pensée d’aménagement.
Le premier, est d’ordre intellectuel et institutionnel : pour penser ce processus d’aménagement bien modeste je suis contraint intellectuellement et institutionnellement de chausser les lunettes, les bottes et l’uniforme de l’urbanisme colonial qui se présente comme un urbanisme de fondation, de création de nouvelles villes ou de nouveaux quartiers dans un système politique profondément inégalitaire, inégalité entre une autorité publique toute puissante et les citadins sujets qui attendent que les choses se fassent, inégalité entre la puissance publique réputée maîtresse du sol à aménager et des citadins qui attendent de bénéficier des allocations foncières qu’elle daignera leur conférer.
L’espace y est pensé comme un matériau inerte livré tout entier à la discrétion de l’État qui le distribue ensuite selon les mérites des uns et des autres. L’espace à aménager est l’espace de l’État soumis à une pensée plus topographique ou géométrique qu’urbanistique, distributrice de lots de terrain à construire, dessinatrice de larges rues et avenues, annonciatrice d’équipements collectifs…
Cet urbanisme est celui que consacrent les textes institutifs de la démarche d’urbanisme et qui en forment l’infrastructure juridico-institutionnelle. Cette forme paroxystique de l’aménagement urbain qui vous oblige à penser comme si vous deviez être le maître du jeu urbain, plaçant l’urbanisme comme une manifestation de la puissance d’abstraction et de commandement de l’État, n’est plus désormais ni acceptable ni praticable.
Il nous faut faire part ici d’un désarroi apparemment plus spécifiquement professionnel. Ce que la tradition et le droit d’inspiration coloniale vous obligent à concevoir, c’est en réalité une sorte de vaste lotissement. Vous voilà sommé, sous prétexte d’assurer une extension urbaine, de faire des kilomètres de parcelles, à l’aveuglette, sans savoir pour qui. Qu’avez-vous fait de votre métier d’urbaniste, on vous avait pourtant appris à étendre intelligemment une ville, à insérer une trame de voirie et d’équipement dans un site, intégrer des projets de promotion foncière et immobilière portés par toutes sortes de gens… Ici on vous condamne à faire de la parcelle sans fin. La logique du lotissement écrase toute velléité d’urbanisme c’est à dire de concevoir la ville.
Il n’est pas besoin d’être grand (ou grande) anthropologue pour s’apercevoir que l’espace à aménager (qui se situe sur les bords de la ville existante) est dans la plupart des villes africaines le support de riches et nombreuses pratiques sociales confortées parfois par des droits informels d’utilisation foncière : élevage de petits animaux domestiques, maraichage ou simplement jardinage, aires de jeu des enfants et des jeunes adolescents, recyclage et surtout habitations « populaires ». J’entends par populaire ce qui se fait sans tenir compte des normes d’urbanisme et de construction, au plus près des besoins des constructeurs et habitants, sans souci d’honorabilité bourgeoise, parfois dans une vision à court terme, sur des terrains sans papiers achetés sous les auspices du casier de bouteilles de bière, de mil ou de houblon… A tel point que, pour aménager, il faut d’abord détruire, et détruire toutes sortes d’installations de survie. Quand on en vient à faire le bilan de ce qu’il faut détruire pour aménager, pour faire la belle ville « bien » orthogonale, on est désespéré de constater qu’on détruit plus qu’on ne construit, et qu’en particulier l’urbanisme est la plus dangereuse machine de guerre contre le logement populaire.
L’AMÉNAGEMENT EST UN SPORT DE COMBAT
L’aménageur est censé travailler à coup de crayon, d’ordinateur et de hache tranchant dans le vif en procédant à des affectations spatiales qui ne sont pas à expliquer mais à imposer. Comment va t-il procéder ? Car il sait bien qu’il ne peut tenir longtemps le discours de l’intérêt général auquel personne ne prête attention ou foi et qu’il aura à s’expliquer sur les intérêts particuliers qu’il dissimule personnellement derrière son discours de façade. Le voilà sommé de dire « pour qui il travaille ». L’importance des jeux des intérêts fonciers est tel qu’il détruit tout raisonnement en termes de bien commun.
Nous sommes tous tentés de jouer la technicité et le droit pour lutter contre les attaques dont on est l’objet. Ce n’est pas moi c’est mon ordinateur, ce n’est pas moi c’est la législation… On a beau entasser les cartes, mettre en action des logiciels miraculeux et leur donner l’ordre de choisir à votre place, on en revient toujours à la question de l’implication personnelle de l’aménageur, de son intérêt, et de la fameuse question : « mais tout cela c’est pour qui ? »
Il y a bien longtemps que l’explication d’une décision par le droit est, de la même façon, totalement infructueuse, non susceptible de vous mettre sous sa protection. Il y a longtemps que le droit se dévoile comme une norme dont la validité dépend de l’autorité politique qui en garantit l’efficience, ou l’inefficience. La force politique d’un homme politique ne se mesure-t-elle pas à sa capacité à se dispenser ou à dispenser ses amis du respect du droit ?
En résumé, comment ne pas percevoir l’aménagement comme une scène de distribution d’avantages fonciers aux uns au détriment des autres, ceux qui en étaient titulaires et auxquels on a tout pris ou ceux qui sont restés spectateurs. Dans ces conditions, l’aménageur s’aigrit ou bien entre dans la danse des intérêts. Ou alors, il prend l’expression de Daniel Bourdon au pied de la lettre : l’aménagement est un sport de combat. Il faut alors une énergie que tout le monde n’a pas, et un certain appétit pour la victimisation.
Il est rare qu’un terrain à aménager soit un espace, libre de tout usage, libre de tout intérêt foncier, à ne prendre en compte que pour ses qualités urbaines au regard de l’avenir de la ville et que pour son aptitude à convenir à la demande sociale la plus pressante (je n’ai pas dit « exprimée par les plus pauvres »). Et même s’il en était ainsi, l’aménageur ne saurait se considérer comme libre de penser car il n’est pas rare que l’espace à aménager soit soumis à des revendications de quasi-souveraineté. Dans tel secteur de la ville en train de se faire, ne suis-je pas dans le terroir de telle communauté villageoise ou religieuse qui considère ces espaces comme son territoire dans lequel rien ne peut se faire sans son autorisation et le paiement d’un tribut ? À une autre échelle, on va rencontrer une grande famille ou assimilée, ailleurs ce sera un chef de je ne sais quoi…. Les terrains sont l’objet de droits, non seulement d’usage et de possession, mais aussi de droits de « quasi souveraineté » qui obligent à pactiser politiquement avec les revendiquants, donc à pratiquer avec eux des intéressements particuliers sous forme d’abandon de terrains équipés à la communauté. Il est indispensable que l’aménageur apprenne bien à distinguer l’abandon d’un terrain sur lequel un particulier exerçait une sorte de quasi-propriété et l’abandon d’un terrain sur lequel s’exerçait une sorte de quasi-souveraineté, si j’ose dire. Les exemples sont nombreux de méprises de cet ordre : on croit avoir réglé la question foncière parce qu’on a passé un accord avec un usager des lieux alors qu’il aurait fallu d’abord traiter, presque « politiquement », avec la chefferie de l’endroit.
Il ne faut pas trop traîner pour passer à l’action car l’autorité péri-urbaine plus ou moins villageoise ou coutumière pourrait bien lancer un lotissement à sa manière et vous brûler la priorité. Vous pourrez bien proclamer haut et fort que le lotissement est illégal, que vous ne le reconnaissez pas. Au lieu de gesticuler, allez donc visiter les lieux, lisez attentivement les petites pancartes en fer que les pseudo-lotis ont planté sur leurs parcelles, vous risquez d’y lire le nom de l’instituteur de vos enfants ou de la deuxième secrétaire du secrétaire général adjoint du ministère de l’urbanisme… Et là il faut vous rendre à l’évidence, il ne vous reste plus qu’à organiser une sorte de relotissement-remembrements des plus sportifs. Combien d’urbanistes sont-ils tombés au champ d’honneur des opérations de relotissement ?
Conclusion
Pour évacuer la fiction de l’urbanisme colonial, l’aménageur doit se coltiner la « nature des choses ». On peut craindre que penser la nature des choses soit très difficile, que l’aménageur n’est pas là pour investiguer le réel et inventer à chaque fois un processus et une procédure. L’action d’aménagement doit se conformer à des routines, sans routines pas de travail social et technique efficace…. Il serait temps d’aider à leur formulation : pour ce faire changeons les conditions politiques (lato sensu, dont foncières) de l’aménagement, changeons d’aménageur, changeons de droit…
Pour progresser dans cet art éminemment pratique qu’est l’aménagement, il faudrait être capable d’expérimenter de nouveaux raisonnements ou procédés avec la ferme et sincère intention justement d’ « expérimenter » c’est à dire de faire des essais évaluables et d’adopter les solutions les plus convaincantes. Ce qui suppose de la part des dirigeants africains qu’ils renoncent à leurs habitudes détestables : faire de leurs institutions urbanistico-foncières des boites noires de la distribution des rentes entre eux et leurs « clients » et en même temps discréditer toute expérimentation en la laissant entre les mains des bailleurs de fonds, en la situant donc en dehors du corps social, en la caricaturant comme produit d’une expertise ou d’un militantisme pensionnés par les banques de développement.