Les grèves des travailleurs et travailleuses sans papiers, de 2008-2010

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« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens,les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur. » (Proverbe africain).

Aux origines du mouvement

En France, il y a alors dans cette période entre 200 000 et 400 000 Sans Papiers dont la majorité travaille en tant que salarié.es. Ils et elles ont recours soit à de faux papiers à leur nom, soit à de vrais papiers de tierces personnes ou alors travaillent au noir principalement dans les secteurs du BTP, de la restauration, du nettoyage et du gardiennage et, pour les femmes, dans le secteur de l’aide à la personne.

En 2007, apparaissent deux textes qui changent en profondeur l’existence des travailleurs et travailleuses sans papiers en France. Nous sommes alors dans le contexte de l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République le 16 mai 2007, après avoir siphonné de nombreuses voix au Front national et avoir créé dans la foulée le ministère de l’immigration et de l’identité nationale, accentuant ainsi une politique gouvernementale xénophobe. Le premier texte est un décret entré en vigueur le 1er juillet 2007 faisant obligation aux employeurs de transmettre aux préfectures pour toute nouvelle embauche leur autorisation de travail pour vérification. Ce texte empêche les travailleurs et travailleuses utilisant une fausse carte de travailler. Le second, est l’article L313-14 du Ceseda (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), dit « article 40 », adopté en novembre 2007. Il permet la régularisation par le travail pour les Sans Papiers travaillant dans un métier dit « sous tension » dans la logique de « l’immigration choisie ». Avant, la régularisation était seulement possible au titre de la Vie Privée Familiale ou pour raisons de santé.

Face au durcissement progressif institutionnel, un sous-groupe du collectif UCIJ (Unis Contre l’Immigration Jetable), initié en janvier 2006, se met en place en juin 2007 avec pour mission un travail spécifique sur la question des travailleurs et travailleuses sans-papiers. Ce groupe est constitué de collectifs de Sans Papiers, d’associations et d’organisations syndicales : Solidaires (Paris, Montreuil), CGT, CNT, FSU. Il s’est d’abord penché sur la question de la défense des travailleurs et travailleuses sans papiers, décidant dans un premier temps d’éditer un document 4 pages « sans papiers mais pas sans droits ! », qui devait être suivi d’une brochure plus complète à destination des militants et militantes syndicaux.

Entre temps sortent les « circulaires Hortefeux », qui semblent laisser une petite fenêtre de régularisation par le travail dans lequel il est alors essentiel de s’engouffrer. Le « 4 pages » est alors diffusé largement à plusieurs milliers d’exemplaires, début 2008 notamment dans les foyers de travailleurs africains sub-sahariens à Paris et en proche banlieue. Le groupe organise en février un meeting à la Bourse du Travail de Montreuil, réunissant plus de 500 personnes, presque tous des travailleurs sans-papiers.

Les deux premières vagues de grèves (2008-2009)

En avril 2008, la CGT, avec Droits Devant !!, prend l’initiative de lancer la première vague : une série de grèves de travailleurs sans papiers, principalement dans la restauration. Solidaires Paris ainsi que la CNT décident de se lancer à leur tour dans cette lutte en mai. En un mois, des piquets jaillissent dans tous les recoins de Paris et sur plusieurs sites en banlieue. Lorsque les organisateurs du mouvement décident brutalement de le brider, à la mi-mai, plus d’un millier de travailleurs sans-papiers sont en grève et le pli est pris ; grèves et occupations se succèdent dans toute l’Île-de-France jusqu’à la fin de l’année, et au-delà en 2009. La première vague (mi-avril 2008), la deuxième vague (2ème quinzaine de mai) et les grèves qui démarrent pendant l’été, notamment d’intérimaires, sont un succès. L’effet de surprise joue à plein et le gouvernement, poussé par une partie du patronat, cède, ce qui aboutit à une régularisation de 2 000 personnes.

Le 23 septembre 2009, une première réunion d’organisations syndicales et associatives (CGT – CFDT – FSU – UNSA – Solidaires – Droits Devants – RESF – Femmes égalité – Ligue des Droits de l’Homme – Cimade – Autre Monde), de ce qui s’appellera ensuite le « groupe des Onze », se tient à la confédération CGT. Le 1er octobre 2009, « les Onze » adressent au Premier Ministre, François Fillon, une lettre ouverte pour dénoncer l’exploitation et la situation de non droits dont les travailleurs et travailleuses sans papiers font l’objet et exiger la publication d’une circulaire simplifiée, opposable, qui harmonise les procédures de régularisation par le travail. Jusqu’à ce moment-là, la demande d’admission exceptionnelle au séjour, pour un étranger muni d’un contrat de travail, relève du pouvoir discrétionnaire des préfets et, d’une préfecture à l’autre, son traitement peut être différencié. La rumeur court, à ce moment, que la CGT prépare une large action de grève, accompagnée d’occupations des lieux de travail, toujours sur le modèle de l’action menée en 2008. La CGT et Solidaires Montreuil prennent contact pour se coordonner. Au même moment, le GISTI, fidèle à sa pratique de contestation des textes discriminatoires du gouvernement, attaque la circulaire du 7 janvier 2008. Il met alors en garde les Onze contre la revendication d’une circulaire qui n’a jamais rien fait avancer. Il obtiendra effectivement le 29 octobre 2009 l’annulation de la circulaire du 7 janvier 2008, prétexte utilisé par le Ministère de l’Immigration pour en publier une nouvelle le 24 novembre 2009.

L’acte II ; un an de grève, dix-huit mois de lutte (2010-2011)

Rapidement, le mouvement s’organise. Des cartes numérotées, sans sigle syndical, sont distribuées pour chaque futur piquet, et le 12 octobre 2010, le mouvement de grève commence. Très vite, dès le 14 octobre, on atteint plus de 2 000 grévistes, 5 000 le 11 novembre, organisé.es syndicalement principalement par la CGT, mais également, dans une moindre mesure, par Solidaires et la CNT Nettoyage, qui ne parviendra jamais à rejoindre les Onze, suite au veto de la CGT.

Ce qui permet de tels chiffres de mobilisation est la création de piquets pour les grévistes isolés de différents secteurs : quand plusieurs Sans Papiers travaillent dans la même entreprise, ils et elles l’occupent, les autres se regroupent alors sur ces piquets. La mobilisation ne prenant qu’en région parisienne, certains travailleurs sans papiers viennent des autres régions pour rejoindre la grève. Ces gros piquets CGT qui permettent le regroupement de centaines d’isolé.es, après avoir été la force de ce mouvement, en deviennent la faiblesse durant les mois qui suivent : devenant la cible des pouvoirs publics, les piquets sont peu à peu levés sous injonction judiciaire et par les forces de l’ordre, mais beaucoup de travailleurs et travailleuses sans papiers n’ont plus la possibilité de se regrouper, et la lutte devient de moins en moins visible. Les travailleuses sans-papiers isolées car employées souvent dans le secteur de l’aide à la personne, se regroupent et se réunissent à la confédération CGT.

Le 24 novembre 2010, le gouvernement publie une circulaire accompagnée d’un document de « synthèse des bonnes pratiques des services instructeurs » qui ne répond en rien aux demandes des Onze et des grévistes qui continuent leur mouvement. La grève dure et une partie du patronat s’en inquiète. Sous la pression de la grève, des rencontres entre certains de ses représentants (ETHIC, CGPME, Véolia, etc.) et ceux des organisations syndicales des Onze aboutissent à la rédaction d’une « approche commune », texte consensuel proposant des modalités de régularisation, « afin de permettre l’effectivité de l’égalité de traitement entre les salariés et afin de combattre les distorsions de concurrence entre les entreprises », qui doit forcer le gouvernement à rouvrir des négociations.

Le 1er avril 2010 au matin, l’évacuation du dernier piquet de regroupement (FAF SAB) se transforme en sit-in toute la journée et permet de reprendre les contacts avec les ministères. Mais fin mai, la situation est toujours au point mort et c’est à l’issue de la manifestation interprofessionnelle du 27 mai, que le cortège des travailleurs et travailleuses en grève s’installe sur les marches de l’Opéra Bastille pour exercer une ultime pression. Alors que les rencontres reprennent entre les syndicats des Onze (CFDT, UNSA, CGT, Solidaires et FSU), le ministère de l’immigration et la Direction générale du travail (DGT), l’évacuation par la force est organisée le 2 juin. C’est un échec : malgré la quarantaine de Sans Papiers interpellés (relâchés le soir même), les travailleurs et travailleuses sans papiers ne se dispersent pas, et certain.es quittent même leurs piquets pour venir à la rescousse. La place de la Bastille se remplit de nouveau.

L’occupation se poursuivra jusqu’au 18 juin, date de la dernière rencontre avec le ministère d’où sortira « l’addendum au guide des bonnes pratiques », ne changeant pas vraiment la donne mais améliorant certains critères. Malgré le sentiment d’échec de la plupart des grévistes et des militants et militantes, les piquets sont levés, petit à petit, et le dépôt des dossiers s’organise après un long mois de flottement entre ministères et préfectures pour la mise en place des nouvelles procédures.

Fin septembre 2010, 1 800 dossiers sont déposés mais seuls 58 récépissés ou titres de séjour sont distribués. On voudrait faire payer leur combativité aux grévistes qu’on ne s’y prendrait pas autrement. D’autant que le ministère lui-même, reconnaît avoir régularisé plusieurs centaines de travailleurs et travailleuses sans papiers, non grévistes, sur la base de l’addendum du 18 juin.

Aussi, les grévistes réclament une action spécifique : le 7 octobre, 500 d’entre elles et eux investissent la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, « pour dénoncer ces lenteurs et ces atermoiements et pour exiger le respect des engagements pris ». Les rencontres reprennent entre ministère de l’immigration, Direction générale du travail et seulement la CGT, Solidaires et la FSU, puisque la CFDT et l’UNSA ont décidé de se retirer des négociations à présent limitées aux seul.es grévistes. Un texte spécifique aux grévistes est rédigé le 5 novembre et confirmé par un envoi le 18, juste après le remaniement ministériel. Il permet de remonter très en arrière la période de référence de 18 ou 24 mois (au-delà de la période de grève), de compenser par le temps de présence la faiblesse des preuves de travail, la délivrance d’un récépissé « Sacko1 » sans autorisation de travail mais autorisant la recherche d’emploi pour les non titulaires d’un contrat de travail CERFA, celle d’un titre de séjour sur présentation d’un CERFA de 30h/hebdo dans le secteur de l’aide à la personne, etc. Un critère n’a pas bougé : le temps de présence de 5 ans.

Début décembre, ce sont environ 4 000 dossiers qui ont été déposés dans les différentes préfectures et plus de 700 récépissés avec autorisation de travail (qui ne signifient pas pour autant qu’un titre de séjour sera ensuite délivré) ou titres de séjour qui ont été délivrés, mais toujours à dose homéopathique. Le 28 janvier 2011, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration est évacuée par la Police, sur demande de la direction de la Cité. Il n’y a donc alors plus de regroupement des travailleurs et travailleuses sans papiers en lutte.

Les quatre axes d’intervention de Solidaires

Avant de développer les différents aspects de l’Acte II, il est important de rappeler que l’Union syndicale Solidaires est pour la régularisation de toutes et tous les Sans Papiers. De ce fait, la lutte des travailleurs et travailleuses sans papiers est un des quatre axes d’intervention de notre Union syndicale.

Le second axe est celui du soutien aux collectifs de Sans Papiers, basés sur l’auto-organisation. Ainsi, pour ne parler que de cette période, Solidaires Paris a participé à l’installation de la CSP 75 dans un immeuble appartenant à la CPAM, rue Baudelique, et à la création du « Ministère de la Régularisation de tous les Sans Papiers ». De même, quand le « Ministère de la Régularisation » a effectué sa marche Paris-Nice, débutée le 1er mai 2010 pour aller à la rencontre des chefs d’États Africains réunis à Nice pour un sommet France-Afrique, de nombreuses Unions locales et départementales Solidaires ont participé à leur transport et/ou hébergement avec d’autres syndicats et associations.

Troisième axe : par le biais de SUD Travail et de l’Union SNUI-SUD Trésor Solidaires2 notamment, notre Union syndicale fait partie des 42 organisations qui participent à campagne « Non au racket sur les cotisations sociales des travailleurs sans papiers, Non à l’injustice fiscale » initiée par Droits devant !! en octobre 2008. En effet, la majorité des Sans Papiers de France sont des travailleurs et travailleuses déclaré.es. Ils et elles paient des cotisations sociales, des taxes et des impôts, sans pouvoir bénéficier des droits et des prestations qui y sont attachés (retraite, allocation chômage, citoyenneté…). Ce racket sur les travailleurs et travailleuses sans papiers permet à l’État d’encaisser sur leur dos environ 2 milliards d’euros par an. Quant aux autres Sans Papiers, contraint.es au travail dissimulé (« au noir »), ils et elles contribuent, comme toute personne vivant en France, à la principale recette fiscale : la TVA. De plus, quand ces travailleur-ses et travailleuses sont expulsé.es, ils et elles se retrouvent privé.es de toute ressource dans leur pays d’origine. Cette campagne dure toujours et des permanences et des actions spécifiques sont organisées chaque année3.

Enfin, notre Union fait partie du Réseau éducation sans frontières (RESF), créé en 2004 et qui organise des mobilisations de proximité et rassemble bien au-delà des courants militants traditionnels. Ce réseau large de mobilisation tisse des liens de solidarité autour des enfants scolarisé.es, des familles et des jeunes majeur.es scolarisé.es sans papiers, à partir de l’établissement scolaire. Il rassemble des enseignants et enseignantes, syndiqué.es et non-syndiqué.es, des parents d’élèves, organisés ou non dans une association spécifique.

L’Union locale Solidaires de Montreuil

Depuis 2007, Solidaires Montreuil tient, à la Bourse du travail de cette ville, une permanence pour l’accueil et l’aide aux démarches des travailleurs et travailleuses sans papiers. Elle articule plus ou moins son action avec le Comité des Sans Papiers et RESF, en renvoyant vers ces structures les personnes sans titre de séjour et sans emploi qui prennent contact. Après une première année à traiter essentiellement des demandes prud’homales, puis quelques mois à constituer des dossiers individuels de régularisation par le travail rejetés à plus de quatre-vingt dix pour cent, la priorité fut donnée à l’action collective.

À l’automne 2008, débute donc une nouvelle phase de travail. Il s’agit de partir en grève par entreprise, là où les salarié.es le souhaitent et où les conditions d’un rapport de forces le permettent. Ce sont les travailleurs et travailleuses sans papiers des sociétés LFE, EGDC, TPGH, Harmony, Clean Multi Services, Axium, Canal Toys… qui, de grèves en occupations obtiennent des résultats significatifs : obtention rapide des contrats et documents fournis par les employeurs, signatures de protocoles d’accords qui facilitent le traitement par les préfectures… On voit arriver les premiers titres de séjour.

Par écho des actions menées, la permanence ne désemplit pas et ce sont des groupes de travailleurs et travailleuses d’une même entreprise qui, de plus en plus fréquemment, la contactent. A la fin du printemps 2009, Solidaires Montreuil est en relation avec des salarié.es de Multipro, Selpro, ENM, Claisse Bâtiment, Centrale d’Emballage, Pizza Pino, Arpège, Étoile de David… Tous et toutes interrogent sur une possible date de démarrage d’un mouvement dans leur entreprise. Après fermeture au mois d’août, les permanences reprennent en septembre et doublent leur capacité d’accueil. Dans les derniers jours de ce mois-là, c’est la victoire pour les travailleurs d’Axium (tous obtiennent CDI et titres de séjour).

Lorsque la nouvelle leur parvient d’une proche initiative de la CGT et considérant par ailleurs qu’au niveau national Solidaires était signataire de la lettre du 1er octobre à François Fillon, l’UL Montreuil conclue à l’évidence de sa participation. Le 12 octobre, c’est une centaine de grévistes et quatre militants et militantes de Solidaires Montreuil qui se lancent dans l’action. Les piquets de grèves surgissent assez rapidement et Solidaires en anime quatre de manière constante (Porte des Lilas, ENM, Multipro et Pizza Pino), sachant que d’autres, comme Centrale d’Emballage, Etoile de David, MTI, Claisse Bâtiment, Arpège… auront une durée de vie plus éphémère.

Pendant ce temps-là, à Solidaires Paris…

L’action initiée par l’UL Montreuil met alors les camarades de Solidaires Paris au pied du mur. En effet, celles et ceux qui avaient participé en 2008, à l’acte I de lutte des travailleurs et travailleuses sans papiers, en organisant des permanences pour constituer des dossiers, en occupant avec la CNT les restaurants Charly Birdy et le Pastapapa, ou initiant des occupations dans la restauration et surtout le long combat pour la régularisation des intérimaires de « Man BTP » avec Droits devant !! et le comité de soutien local du Xème arrondissement, savent aussi ce qu’est une grève de travailleurs et travailleuses sans papiers. Ils et elles y ont épuisé une partie de leurs forces et ne ressentaient pas trop l’envie de repartir si vite sur ce terrain.

Après de nombreux et longs débats, sur le constat que les structures n’étaient pas prêtes à apporter le soutien nécessaire, aussi bien sur les luttes que lors des permanences lancées durant l’année 2008, Solidaires Paris avait décidé, lors de son AG de mars 2009, de ne plus être à l’initiative de luttes auprès des travailleurs et travailleuses sans-papiers. Malgré tout, lorsque début 2009, commence la lutte des maîtres-chiens sans-papiers, initiée par le syndicat SUD-Rail Paris Saint-Lazare, Solidaires Paris la soutient. Elle permettra d’obtenir de nombreuses régularisations auprès du ministère de l’immigration et de la préfecture de Paris.

Progressivement, la majorité des piquets se trouvant à Paris, des militants et militantes de Solidaires Paris participent à l’acte II, puis prennent en charge une grande partie du travail de coordination à partir du mois de janvier. Sans le renfort énergique et indispensable de militants et militantes parisien.nes et francilien.nes, l’initiative montreuilloise se serait rapidement effondrée par manque de combattant.es… C’était le pari engagé par l’UL de Montreuil et, fort heureusement, il s’est trouvé des camarades pour relever le défi. Certain.es sont arrivé.es sur le terrain de cette lutte en complète ignorance des problématiques spécifiques aux travailleurs et travailleuses sans papiers. Ils et elles se sont forgé.es une expérience de manière empirique et ont rapidement acquis des compétences en la matière, avec des réunions hebdomadaires qui permettaient de faire le point collectivement.

Du côté des piquets Solidaires

Après avoir entendu parler de la grève des 88 grévistes de MAN-BTP (première régularisation d’intérimaires par le travail) animée par Solidaires, des intérimaires sans papiers ont pensé qu’ils pouvaient aussi obtenir des papiers en se mettant en grève. Ils se sont réunis au niveau de chaque entreprise avant de prendre la décision de contacter Solidaires dans l’idée de faire une grève du type de celles de 2008. Solidaires a donc proposé aux grévistes de participer au mouvement global qui se préparait sur des bases d’auto-organisation et en évitant les attitudes paternalistes.

Durant les occupations, le problème principal a été le manque d’argent, non pas pour le quotidien du piquet où il y a toujours eu de quoi manger, mais pour chaque gréviste afin de continuer une vie plus ou moins normale (loyer, transport, charge de famille, etc.). Ces problèmes se sont accentués au fur et à mesure d’un mouvement très long, dont la durée n’avait pas été anticipée par les grévistes, ni par les Onze organisations, et dont les conséquences concrètes n’avaient pas été discutées au niveau du syndicat. Malgré tout il y a eu très peu de défection parmi les grévistes de Solidaires.

Avant le départ du mouvement, chaque piquet a désigné des délégué.es pour les représenter au niveau des Onze (réunion des piquets à la CGT), des réunions des piquets Solidaires (bien que ces réunions restaient ouvertes à tous les grévistes qui le souhaitaient) et des négociations avec les patrons et avec la Préfecture de Paris. De plus, chaque piquet avait un ou une référent.e français.e de Solidaires, non-gréviste, dont le poids était souvent important dans les décisions prises. Cette situation, probablement inévitable, pose la question de l’équilibre entre les représentant.es direct.es des grévistes et celui ou celle de la structure syndicale. Cependant, au niveau des négociations avec les patrons, les protocoles étaient présentés à l’ensemble des grévistes de chaque piquet dont la décision finale était prise par consensus.

Malgré des réunions de l’ensemble des délégué.es de tous les piquets au siège confédéral de la CGT, les choix d’orientation de l’ensemble de la lutte de plus de 6 000 grévistes étaient confisquées par une poignée de responsables CGT, ne laissant aux grévistes que le choix entre suivre l’orientation pré-décidée ou devoir partir en perdant tout soutien de la CGT. Le 18 février 2010, lors d’une de ces réunions, les grévistes de Solidaires ont essayé de porter le débat de déposer les dossiers, en vain. Dans ce cadre d’absence de démocratie, les grévistes de Solidaires ont tenu leur propre assemblée générale, le 1er avril 2010 ; ils et elles y ont décidé d’ouvrir les négociations avec la préfecture de Paris pour déposer leurs dossiers. Un rendez-vous fut pris pour le 22 avril.

Lors d’une violente réunion des Onze du 19 avril 2010, un rendez-vous au Ministère est annoncé ce même 22 avril. Sous la pression de l’ensemble des participants et participantes pointant cette tentative parallèle comme une défection voire une trahison, les représentants et représentants de Solidaires ont pris la décision d’annuler le rendez-vous à la préfecture, sans consulter les grévistes. Cette remise en cause d’une décision démocratique a entamé la confiance des grévistes dans les structures syndicales et a probablement entraîné un retard important dans le dépôt des dossiers (d’autant plus que pour ménager un temps aux négociations au niveau ministériel, les étapes du dépôt ont été ralenties).

À l’origine, le groupe des Onze a plutôt fonctionné comme un cartel d’organisations et n’a laissé qu’une place secondaire aux représentants et représentantes des grévistes, qui, s’ils et elles ont parfois participé aux réunions internes, n’ont jamais été invités aux négociations avec le ministère. Lorsque dans un deuxième temps, Solidaires a proposé aux grévistes d’y participer, la CGT a catégoriquement refusé, alors que la Cimade, Autremonde, RESF et Droits Devant ont exprimé fortement la même demande.

La situation des grévistes qui ont participé à l’ensemble du mouvement mais n’ont pas été régularisé.es pose le problème d’une lutte qui demande de très gros sacrifices. Solidaires s’est engagée à suivre tous les grévistes jusqu’à leur régularisation (79 régularisé.es sur 96 en mai 2011 et quasiment tous et toutes depuis). Enfin, il faut souligner la permanence des fonctionnements qui nous sont propres, comme la souveraineté des assemblées générales de grévistes. Si on a pu enregistrer quelques fausses notes, en règle générale, transparence et démocratie sont restées deux réalités concrètes tout au long du mouvement. Au niveau des négociations patronales, bien que les situations aient été très diverses (certains patrons refusant toute négociation et allant même jusqu’à l’agression physique), avec le rapport de forces presque tous les grévistes de Solidaires ont obtenu les protocoles d’accord et les imprimés CERFA nécessaires à leur régularisation.

Les Comités de soutien unitaires (CSU)

Systématiquement, sur les piquets de grève initiés par notre organisation syndicale, nous avons cherché à mettre en place des Comités de soutien locaux, ou nous avons participé à des comités de soutien créés lors de l’acte I. En matière de logistique, d’animation, de relations publiques, de diffusion, etc., ils ont considérablement aidé. Sans l’investissement des militants et militantes politiques, syndicaux, associatifs, riverains, sympathisant.es, etc., qui ont accompagné cette lutte avec une constance admirable dans les CSU, les responsables syndicaux n’auraient jamais pu se consacrer sereinement au travail de négociations, constitution des dossiers, collecte de documents, etc. De plus, des membres du Comité de soutien sont venu.es en renfort sur ces tâches « syndicales ». Nous ne pouvons que conclure au caractère indispensable de l’organisation de Comités de soutien, qui doivent respecter l’autonomie des piquets et leurs décisions tout en étant :

  • un lieu de discussion politique sur l’état du mouvement ;
  • un point d’appui pour des coordinations et rencontres plus larges ;
  • un lieu de réflexion collective sur la tactique propre à chaque piquet, dépassant ainsi une « indépendance syndicale » cachant parfois un certain sectarisme ;
  • un lieu d’apprentissage pour les militants et militantes ;
  • un lieu de polarisation dans le cadre et hors du cadre militant ;
  • un lieu de discussion et d’expression pour les grévistes, à propos de tous ces sujets et initiatives.

Pour :

  • populariser la lutte des piquets à travers tracts, affiches, expos, manifestations et soirées de soutien ;
  • contribuer à la logistique (matériel, besoins alimentaires, sacs de couchage, vêtements chauds, etc.) ;
  • récolter de différentes manières de l’argent pour les grévistes et les caisses de grève ;
  • participer aux initiatives militantes dans le cadre de la grève (manifestations, rassemblements, apéritifs, nuits blanches…) ;
  • assurer un lien constant (et parfois conflictuel) avec les mairies d’arrondissement concernées ;
  • être à l’écoute pendant toute la durée des grèves-occupations des grévistes et apporter un soutien humain, indispensable.

Les CSU ont su formuler des demandes communes, modestes mais politiques (informations, comptes-rendus, agenda), faisant ainsi pression sur les Onze, dans le sens d’une ouverture, d’une coopération et d’une transparence. Ces réunions furent un véritable acquis de cet acte II, malgré leurs limites (refus d’une réelle discussion, monopolisation de la parole, etc.). Le bilan des CSU, en particulier celui du XXème arrondissement, où se trouvaient la majorité des grévistes de Solidaires, est très encourageant. L’ancrage local d’une lutte en lien avec les habitants et habitantes du quartier concerné est essentiel en termes de soutien, de visibilité, et surtout dans le rapport de force à construire vis-à-vis des élu.es de l’arrondissement ou de la municipalité et du gouvernement.

Les relations avec les autres acteurs et actrices

Le fonctionnement des Onze a été abordé précédemment.

Les autres syndicats. Les seuls syndicats des Onze à s’investir dans la grève et à avoir des piquets ont été la CGT et Solidaires. Cependant, la CNT Nettoyage a agi de son côté et a animé la grève sur ISS et d’autres entreprises. Elle a sollicité Solidaires pour porter officieusement leurs dossiers, en enregistrant les cartes de grèves des piquets CNT comme grévistes Solidaires, ce qui a été (“officieusement” là encore…) accepté par la CGT. Nous avons donc contribué à éviter l’isolement total de la CNT Nettoyage d’Ile-de-France4.Si la CFDT et l’UNSA étaient signataires de la lettre à Fillon, elles ont refusé de soutenir le mouvement de grève ce qui indique à quel point nous n’étions dès le départ pas sur la même ligne dans ce combat. La FSU occupe un champ de syndicalisation qui ne lui permettait pas, selon elle, de s’inscrire dans des actions de grève, mais des militants et militantes étaient investi.es dans les CSU.

Le patronat. Une autre divergence profonde de stratégie entre la direction de la CGT, d’une part, et la CNT et Solidaires, d’autre part, a été l’attitude vis-à-vis des négociations avec les employeurs sur les sites en grève. En effet, instruits des précédents de l’acte I, tant notre Union syndicale que la CNT avions pris le pli d’entamer les négociations avec les employeurs dès la première journée d’occupation, pour ensuite progresser sans délai vers un accord de sortie de conflit. Cela permettait, d’une part le maintien du piquet pendant les négociations, d’autre part la justification devant les juridictions saisies pour illégalité de l’occupation, de revendications vis-à-vis de l’employeur et du caractère légal de la grève. Mais alors que la CGT avait justement mené l’acte I avec succès sur ce type de stratégie, elle s’en est détournée dès le départ de l’acte II, arguant qu’il n’y avait plus rien à négocier au niveau local et que tout devait se régler « en haut lieu ». Ce choix a ensuite été conduit à son extrême, lorsque la CGT a poussé aux négociations avec les sommets du patronat, alors même que les patrons concernés enchaînaient et gagnaient sur le terrain des référés d’expulsions contre les piquets CGT, en s’appuyant sur l’absence de revendication des occupants et occupantes, ou de liens entre ceux-ci et les lieux occupés.

Les pouvoirs publics. Le fait de subordonner les actions sur le terrain aux négociations au sommet a entravé la capacité des équipes syndicales à négocier les occupations au mieux des intérêts des grévistes, à sécuriser des régularisations auprès des employeurs et des pouvoirs publics et à généraliser d’éventuels succès obtenus, voire à lever des piquets victorieux pour signifier l’avancement de la lutte et redéployer des militants. Au lieu de coordonner un front de luttes autonomes autour d’objectifs communs, en exploitant, grâce à la panique initiale, les failles et les divergences de traitement entre patrons et patronat, préfectures et ministère, ainsi que les quelques jurisprudences favorables obtenues, les Onze – CGT en tête -, ont cru pouvoir arracher la victoire en acceptant l’agenda ministériel de négociations verrouillées et centralisées, pour au final s’embourber dans des discussions toutes théoriques de critères et de priorités, pain-bénit pour les technocrates de l’Immigration en face, et qui n’avaient qu’un rapport ténu avec la réalité des piquets et leurs besoins.

Certes, Solidaires a globalement bénéficié de sa présence aux réunions du Ministère, dont l’équipe nationale chargée du suivi a fidèlement retransmis la teneur aux piquets de l’Union syndicale. Cela tend à valider la participation de Solidaires aux Onze, mais la question « qu’est ce qu’on porte au Ministère ? » n’a jamais pour autant été tranchée dans la clarté, avec un mandat propre, et un projet. Pas plus, n’avons-nous pu prendre le temps de définir entre nous qui irait, ni pourquoi… Tant il est vrai que c’est la CGT, seule informée et consultée sur le calendrier des négociations, et ayant pu définir d’emblée qui ferait partie des Onze, qui a défini qui irait…

Investissement des militant.es et des structures

En premier lieu, il est inévitable de souligner le peu de participation des différentes structures régionales en Ile de France et le faible nombre de militants et militantes qui se sont investis dans cette action. Si Solidaires Paris s’est effectivement engagée, l’effort a néanmoins reposé sur un très petit nombre de personnes et il n’y a pas eu d’investissement des syndicats, contrairement à 2008. Solidaires 93 a apporté un soutien financier appréciable mais ce sont essentiellement des camarades de Montreuil qui ont représenté ce département tout au long de l’action. Solidaires 91 a pris les devants pour constituer le premier vrai Comité de soutien unitaire du département, mais confronté au manque de moyens et à l’ostracisme acharné de Raymond Chauveau de la CGT, a fini par, plus ou moins, suspendre sa participation. La brève durée de vie de l’unique piquet Solidaires du département ne lui a pas permis d’organiser un soutien conséquent. À Solidaires 94, des militants et militantes sont localement investis dans les soutiens aux piquets de grève animés par la CGT, et également sur l’action Solidaires contre Claisse Batiment/SICRA à Rungis. Solidaires 78 a apporté une contribution active dans la mesure de ses modestes forces et son investissement en parallèle dans la lutte dite du Centre 8 à Versailles (245 dossiers déposés), combat mené avec des militants et militantes CFDT, CGT, RESF, MRAP, mais sans mouvement de grève. Solidaires 45 s’est porté garant d’un nécessaire relais par rapport à quelques salarié.es dépendant d’un employeur de ce département.

SUD Éducation Créteil a dégagé un temps de délégation syndicale sur la problématique des travailleurs et travailleuses sans papiers pour deux de ses militant.es. Le SNUI/SUD Trésor a su apporter aux grévistes un soutien administratif très appréciable, au regard des difficultés qu’ils et elles ont rencontrées auprès du Trésor public, pour défaut ou retard de paiement, pour remplir leurs déclarations de revenus… Étaient représentés dans le mouvement SUD-CT, SUD-Travail, SUD-Rail, SUD-Santé Sociaux, SUD Éducation, SUD Énergie, SUD-PTT, SUD Commerce et Services mais, pour chacune de ces structures, la représentation se limitait à quelques camarades. Ont contribué au soutien financier Solidaires Paris, Solidaires 93, Solidaires 94, Solidaires Montreuil, SUD Éducation, SUD PTT, SUD Energie, SUD Rail…

Succès et échec d’un mouvement

Echec du point de vue de la pratique unitaire. L’absence de stratégie commune aux acteurs des Onze a conduit à un mouvement impulsé mais aussi dirigé par la CGT, dont la ligne, pour les dirigeant.es du mouvement, s’inscrit dans le divorce entre « lutte des travailleurs/travailleuses sans papiers » et « lutte de tous les Sans Papiers », illustré par l’évacuation de la Bourse du travail de Paris5 et l’opposition à la « rue Baudelique ». Il n’y a pas eu de possibilité d’impulser une alternative y compris quand les revendications initiales s’étiolaient. Seules deux organisations sur les Onze animaient des piquets de grève. La CGT et, dans des proportions beaucoup plus modestes, Solidaires. En ce qui concerne les associations, sans retirer quoi que ce soit à l’énergie engagée par certain-e-s de leurs militant.es, nous n’avons pas su leur donner la place et la responsabilité qui aurait dû leur revenir. Le déficit, en termes de pratiques démocratiques au sein des Onze, s’est avéré pesant pour les militants et militantes es de terrain qui rendaient compte aux grévistes.

Un échec politique. Il y a un échec patent dans le sens où rien n’a évolué dans les processus de régularisation ouverts aux travailleurs et travailleuses sans papiers. Le principe de pouvoir discrétionnaire des préfets reste intact et le « cas par cas » reste la règle. On pourrait être tenté de penser que l’apparition des intérimaires dans la circulaire du 24 novembre 2009 est une avancée mais les critères qu’ils doivent remplir sont tels que l’application en est totalement illusoire. Il y a donc échec politique et syndical. En 2008 : on a obtenu des régularisations de moins de 5 ans de présence ce qui n’a pas été le cas dans l’acte II.

Des succès idéologiques, pratiques et organisationnels. La forte popularisation de cette lutte a, pour l’opinion publique, changé l’image des travailleurs et travailleuses sans papiers, désormais perçus comme des travailleurs et travailleuses exploité.es, qui cotisent et payent des impôts. Auprès d’équipes syndicales, le mouvement a légitimé leurs revendications comme relevant du combat syndical.Il est heureux que Solidaires ne se soit pas complètement aligné sur les positions de la CGT et que nous ayons travaillé sur la réalisation de dossiers sérieusement constitués ; c’est le seul garant de l’aboutissement des négociations que nous avons mené avec la préfecture de police de Paris. Enfin, des grévistes Solidaires de 2009 et 2010, consulté.es suite à ces deux années de luttes (actes I et II) avaient fait part de leur volonté de continuer à militer avec le syndicat, de s’y implanter et de contribuer à le construire, ce qui laissait augurer quelques perspectives favorables en termes de formation et de construction de notre Union syndicale parmi les travailleurs et travailleuses précaires étranger.es. La participation de grévistes régularisé.es à la délégation Solidaires au Forum social mondial de Dakar, en février 2011, a permis de se faire l’écho de cette lutte exemplaire.La constitution d’un syndicat SUD-BTP, avec à l’animation d’anciens grévistes de MAN-BTP, suite à des problèmes de fonctionnement internes a été au final un échec.Des formations ont depuis été dispensées au sein de Solidaires pour tenter d’impulser des permanences locales au sein de certains Solidaires locaux et de faire partager l’expérience de la permanence hebdomadaire de Solidaires Paris qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui pour aider à la régularisation par le travail et faire le suivi de dossiers.La commission immigration de Solidaires a de fait été renforcée par cette lutte, notamment sur la dimension sans-papiers.

Un salut à toutes les camarades, tous les camarades de Solidaires, tous les soutiens, qui se sont impliqué.es. Et surtout, un grand salut admiratif pour le courage et la dignité des camarades grévistes.

Sébastien Chatillon.


1 Du nom d’une jurisprudence du Conseil d’Etat.

2 Devenue depuis Solidaires Finances publiques.

3 Voir dans ce numéro : Hervé Mazure, « Fiscalité et Sans Papiers ».

4 Le syndicat est passé à la CNT-SO depuis la création de cette organisation.

5 Début mai 2008, plusieurs centaines de sans papiers occupent la Bourse du travail de la rue Charlot, à Paris, pour « faire pression sur la CGT ». Ils et elles en seront expulsé.es par le Service d’ordre de cette organisation, fin juin 2009.

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Sébastien CHATILLON

Sébastien Chatillon, militant SUD-Rail, était partie prenante de ce mouvement ; il participe notamment à la commission Immigration de l’Union syndicale Solidaires.